Religions et écologie

Remarque. Des parties de ce texte sont des reprises par petits morceaux et une recomposition des textes cités en fin d’article. Mais il y a énormément d’éléments personnels. Comme ce n’est pas un article universitaire, les reprises ne sont pas forcément matérialisées pour alléger la lecture. Je vous invite à faire ces lectures pour plus de détail.

 

1- L’origine de cet article

Cette semaine il y a eu un événement historique d’importance. La signature d’un texte commun entre le Pape François et le grand Imam de l’université Al Azhar. Il parlait de l’égalité homme femme, des inégalités et des ressources et de la liberté religieuse. Si certains doutent de son prestige, cet établissement égyptien reste un des phares du monde sunnite. Or le monde musulman compte 1,6 milliard de fidèles, dont près de 85 % de sunnites. Cette autorité s’adresse donc potentiellement à plus de 1,3 milliard de personnes. On arrive à une estimation du même ordre dans le monde catholique. Entre 1,2 et 1,3 milliard de fidèles. C’est au bas mot 1/3 de la population mondiale qui est concernée par cette déclaration. Or ce document est d’une importance capitale. Bien plus qu’il n’y paraît et nous le verrons à la fin de ce texte. Difficilement perceptible depuis la France. Pour les protestants,  les estimations oscillent entre 700 millions et 800 millions de fidèles dans les différentes églises. Et celles-ci sont toujours attentives aux déclarations catholiques. Idem pour le 200 millions d’Orthodoxes dans le monde. Si les croyants sont attentifs aux déclarations de leurs dirigeants respectifs, on peut estimer que cela peut conduire à un changement majeur de comportement. Bien sûr les croyants sont autonomes. Mais les discours officiels donnent une direction. Il ne faut pas les négliger.

Cette déclaration aborde notamment les thèmes du fanatisme religieux, des inégalités mondiales,  de la liberté religieuse et des droits des femmes. De plus il aborde aussi l’utilisation des ressources naturelles. Un paragraphe entier développe le thème de l’inégal accès aux ressources. Cela me semble déterminant. Vraiment. Surtout que les musulmans déclarent ne plus chercher à dominer les autres religions. Cela peut paraître anodin, mais c’est important pour obtenir une réflexion commune sur les thèmes qui nous occupent. C’était donc l’occasion de faire le point. En effet, l’autorité spirituelle des signataires peut être déterminante pour infléchir le cours des choses. Car de nombreuses personnes appartiennent à une religion. Chaque religion est à la fois un système religieux et un système social. Ceci, d’autant plus que l’encyclique « Laudato si » avait conduit a une déclaration majeure sur cette thématique. L’interprétation de l’homme maître et possesseur de la nature en Genèse 1:24 était définitivement abandonnée. Les textes musulmans étaient moins importants en densité et en portée. Ils étaient de plus conditionnés à la conversion de toute l’humanité à l’islam. Condition qui disparaît dans ce texte.

2- Une mise au point nécessaire

Le livre « une autre fin du monde est possible » m’avait laissé sur ma faim sur le sujet.  Le traitement par les ontologies me paraissait trop pauvre. Donnez 4 rapports au monde et à la nature de manière générique sans se poser la question du nombre et des dynamiques ne permettent pas de dresser les chemins d’évolution. Se focaliser sur des courants spirituels qui doivent concerner 0.001% (et encore, je suis généreux) de la population a vraiment peu d’impact sur les ressources et sur le rapport à la nature et donc sur les dynamiques comportementales.  C’est sympathique, mais ça reste marginal.  Or la plupart des religions sont autant des systèmes sociaux que des systèmes spirituels. Il y a plus de 80 % de la population mondiale qui croit en un dieu ou plusieurs (les athées au sens strict sont à peine 500 millions dans le monde sur 7,5 milliards de personnes). Les grandes religions, qui sont certes d’abord des spiritualités avant d’être des systèmes sociaux, ont un discours sur ces sujets qui doit nous intéresser (écologie et inégalités).  Les auteurs auraient dû le décrire, montrer les dynamiques et envisager les évolutions du rapport à la nature et aux inégalités dans l’ensemble de la société à travers l’évolution des textes. Ce qui n’est pas fait. Il vaut mieux comprendre cet aspect des choses si on pense qu’il y a encore un espoir de changer la fin du monde. Ou tout du moins d’infléchir la trajectoire.  Et sans espoir, pas d’inflexion possible -même à minima- de la trajectoire. Or une inflexion ne me paraît préférable à rien du tout.

3- Les voisinages entre spiritualité et écologie

Le discours écologique est empreint de références spirituelles. Dans « Spiritualité et religion : nouveaux carburants vers la transition énergétique ? » I. Becci et C. Monnot notent cette tendance avec des ressorts proches dans les discours écologiques à ce que l’on trouve dans les spiritualités post New âge. Les références à Gaïa à la terre mère sont abondamment convoquées.  Le tournant est situé par ses auteurs aux années 1970 sous l’impulsion des théologies du Sud qui dénoncent « le cri des pauvres et celui de la terre ». Finalement la racine serait, à les entendre, chrétienne. Pourtant les années 60 avaient vu fleurir un discours d’inspiration orientale sur le rapport à la nature.  Dans les années 1990, les sociologues ont étudié l’engagement écologique des chrétiens (plutôt dualiste et « anthropocentriste » à cette époque) et la religiosité de la nature basée sur une notion étroite de transcendance et de responsabilité qui elle émane plutôt des mouvances « new âge ». Les auteurs affirment qu’il y a des convergences. Par ailleurs, D. Hervieu-Léger   identifie des « affinités » entre religion et écologie au sens des « affinités électives » de Max Weber dans « éthique protestante et naissance du capitalisme« . D. Bourg « les générations futures…. C’est vous » (revue projet N°347 p6) considère que nous n’éviterons pas la catastrophe (ou tout du moins des effondrements partiels),  mais que le sursaut spirituel est fondamental pour affronter ces enjeux. Il considère que la spiritualité peut être totalement laïque et athée, mais que ce n’est pas le fond du problème. Ce qui compte c’est le rapport au monde. Or le souci de la création et l’écojustice sont de puissants leviers de prise de conscience. Ils sont affirmés dans le texte initial. Dans son «  Histoire des civilisations », l’historien A. J. Toynbee affirme que les civilisations sont mortelles (comme le disait Paul Valéry avant lu)I, mais que celles-ci peuvent aussi connaître un sursaut à la condition de relever les défis auxquels elles sont confrontées.  Notre défi actuel est bien le problème des ressources et du réchauffement climatique. Il montrait aussi que c’est au contact les unes des autres, dans l’interaction de leurs mythes et de leurs théologies que se créent les conditions de l’avenir. La crise écologique qui traverse le monde est vraiment l’un des défis majeurs de notre monde. Elle concerne tous les continents, toutes les générations, toutes les civilisations. Ce travail sur les imaginaires est donc fondamental. La compréhension du phénomène religieux l’est parce que précisément, il concourt fortement à façonner les imaginaires. Voir l’évolution du discours religieux vers une meilleure prise en compte de ces questions est donc un signal positif.

4- Des études de terrain pour voir l’impact de l’appartenance religieuse

Une étude de J. Koehrsen  a essayé de voir si les groupes religieux promouvaient l’écologie. Son étude empirique concluait que l’impact des Églises sur ce plan est moindre par rapport à d’autres acteurs ou sous-systèmes locaux. Une autre enquête, menée par Parker auprès d’étudiants universitaires chiliens, constate qu’il existe bien une relation entre l’appartenance religieuse et le changement des modes de vie dans la direction de plus de durabilité énergétique. Il n’y a pas encore de consensus. De plus d’autres études semblent  plaider en faveur d’un plus grand respect de l’environnement et du climat de la part des croyants (M. Pepper et R. Leonard ; L. Kearns, L. Bertina, etc.). Peut-être que l’imaginaire des croyants les prédispose à cette prise en compte.  Pour tout acteur engagé dans le changement climatique et la lutte écologique, cet apport est non négligeable. Plusieurs études fort intéressantes de I. Becci et C. Monnot montrent que dans une réalité complexe et entremêlée, on observe deux grands mouvements régissant l’action et les changements de comportement : un mouvement bottom-up et l’autre top-down.

Le mouvement bottom-up est celui constitué par des acteurs mobilisés dans une cause ou une action. Ici l’écologie. Ces acteurs s’impliquent dans des réseaux – souvent informels – qui, par « voisinage », entrent dans une rencontre de circonstance. Une telle rencontre permet alors à des acteurs de plusieurs réseaux de mettre leurs compétences en commun en vue d’un positionnement ou d’action stratégique sur le sujet donné. En général cela fonctionne mieux quand on part des racines. C’est à dire de l’enracinement des gens. On observe que cette tendance est assez importante pour l’écologie et des mouvements de nature différente n’hésitent pas à dialoguer.

Le mouvement top-down est formé par des acteurs institués ou des institutions. Par leurs actions, ou leur discours, ils peuvent influencer ou agir sur d’autres institutions. À la différence du premier, ce mouvement conduit à une institutionnalisation des décisions. C’est souvent plus lent. La déclaration mentionnée au début de cet article entre dans cette catégorie. Ainsi, une organisation adopte des règlements favorables à l’environnement, assurant une certaine pérennité à la décision et peut susciter une prise en compte par les membres de l’institution . En bref, il permet à certains discours d’entrer dans le concret de l’action. Les allers-retours entre les deux démarches enrichissent le processus. Mais pour que ce mouvement soit effectif, il faut des voisinages qui fonctionnent. C’est de cela que Latour parle dans   «  Où atterrir ? » quand il propose de nouvelles alliances.  Il faut des rencontres de circonstance d’acteurs et d’institutions. En clair il faut que les gens se parlent et interagissent. Selon les chercheurs, les acteurs de la transition énergétique ne sont pas hostiles à ce voisinage, car ils en tirent aussi un certain profit. En effet, pour Altenatiba par exemple, le côtoiement d’acteurs religieux et écologiques – sans jamais vraiment se rencontrer – est déjà une démonstration de vivre ensemble positif pour la transition énergétique. La limite du discours religieux réside cependant dans une mobilisation qui n’est présente que sur le registre discursif ou philosophique. Mais c’est déjà un début. Ce registre accouche aussi parfois d’une réelle prise de conscience des acteurs religieux pour une transition énergétique. Et le poids de leur discours est souvent négligé.

5- Le fond théologique du rapport à la nature dans diverses religions

5-1 le christianisme

En général les personnes extérieures à cette religion convoquent immédiatement Ge 1:24 « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre » (traduction Bible de Jérusalem). Et elles pensent que le croyant en fait une lecture littérale. Ce n’est pas le cas. Nous le verrons un peu plus loin en étudiant les 4 temps théologiques de rapport à ce verset. Aujourd’hui les croyants se réapproprient l’essence du christianisme, et particulièrement le rapport du trinôme « Dieu-homme-nature » à travers de textes comme  «  Laudato Si ». Le texte insiste sur le fait que « toutes choses sont liées ». Idem pour la dernière déclaration commune avec l’université Al azhar. Certains philosophes asiatiques , ainsi que certains scientifiques , critiquent sévèrement le christianisme et identifient en lui l’une des causes majeures de la crise écologique actuelle qui prend plus particulièrement appui sur le récit de la création dans Genèse 1 ; ils y voient l’origine de la civilisation judéo-chrétienne, d’où naît une image de l’homme, mandaté par Dieu pour dominer et soumettre la nature et le monde, avec le désir d’exercer une souveraineté universelle. En fait les commentaires tournent autour de Ge 1:28  qu’on pense devoir être interprété de manière littérale. Je l’ai déjà dit, cette interprétation est aujourd’hui minoritaire. On la trouve essentiellement dans l’évangélisme brésilien ou américain qui hélas est influent.  Si l’islam met encore le croyant en état de responsabilité, mais aussi de domination vis-à-vis de la nature et de la création, ce n’est plus vraiment celui de la chrétienté.  Cette critique me semble datée.  Ce n’est  pas la lecture contemporaine des textes et les propos qui précèdent tendent à infirmer cette responsabilité puisque les études semblent pencher en faveur d’une meilleure prise de conscience des problèmes environnementaux par les chrétiens. Tout du moins à l’heure actuelle. Bien sûr ces études doivent être affinées et la compréhension des mécanismes de diffusion des valeurs et des comportements nécessite des études plus approfondies. J’avais esquissé une réflexion dans ce sens dans ces deux articles. Un sur la méthodologie pour penser l’effondrement. Un autre sur le lien entre les questions sociales et sociétales en me basant sur les travaux de J. Haidt.

5-2 les grandes étapes du rapport à la nature dans le christianisme

En fait, lorsqu’on s’intéresse à la question et son traitement théologique dans la religion chrétienne, on peut repérer 4 grandes époques dans la production théologique qui correspondent à des relectures des textes à l’aune des découvertes scientifiques et de la compréhension de nouveaux mécanismes de pensées. En clair la réflexion sur les textes religieux est toujours le fruit d’une époque. On a l’interprétation de la religion qui influence l’époque et l’époque qui influence l’interprétation des textes religieux dans un aller-retour permanent.

Le premier âge se caractérise par une cosmologie qui fusionne les écrits bibliques avec la vision antique du monde. La nature est vue comme une création ordonnée par la volonté divine qui est un « signe » où se manifeste la gloire et la volonté de Dieu. On va retrouver cette vision en Islam.  Le deuxième âge avec notamment Leibniz marque une émancipation de la cosmologie initiale. Selon cette conviction, la nature est alors plutôt considérée comme une horloge qui fonctionne automatiquement selon une loi interne, et que l’homme, sujet doué de raison, peut connaître méthodiquement, manier et s’approprier selon ses objectifs. On est aussi dans la période des Lumières et au début de l’influence grandissante des sciences. Cette vision se développe tout autant en dehors de la religion et irrigue toute la société. Finalement le christianisme semble baigné dans son époque et n’est pas forcément toujours le moteur du rapport au monde. Dans la troisième époque, on passe à un anthropocentrisme prononcé qui creuse encore « une dichotomie entre la subjectivation de l’homme et la chosification du monde ». La théologie et les sciences entrent en conflit. La nature est perçue comme « la matière et l’instrument de l’agir créateur de l’homme ». On valorise l’agir humain. Mais c’est la science tout autant que la religion qui entend dominer la nature. La relation à la nature devient davantage, comme le dit A. Mitscherlich, « une relation infantile tranquillement spoliatrice ». Nos capacités d’exploitation se sont accrues de façon gigantesque, alors que notre capacité de contrôle des affects et des désirs humains n’a pas suivi.  Difficile d’incriminer la religion sauf à considérer qu’elle aurait dû insister sur sa vocation de mise en garde contre ce discours démiurgique et prométhéen. Le quatrième âge que nous vivons actuellement est celui de l’âge écologique. On prend conscience de la gravité de la situation. Le problème écologique nous oblige à prendre en compte d’abord l’altérité de la nature. Surexploitée, la nature résiste et se révolte, de façon imprévisible, en échappant à la logique de l’homme et en se révélant irréductible à l’homme. Le problème écologique nous montre que notre existence est liée à la nature. «  Laudato si » insiste sur ce point. Celle-ci dans sa plénitude, dont l’homme fait partie, est constituée de réseaux liés étroitement les uns aux autres. Ce déploie alors une théologie qui revisite la tradition chrétienne à l’aune de ces problématiques. La tradition chrétienne se révèle être pleinement compatible avec cette vision. Elle arrive donc à déployer un discours cohérent. On le constate avec l’encyclique susnommée.  On trouve des rapports et des discours assez semblables dans la théologie orthodoxe. Il n’y a peut-être pas un grand texte unifié ou une voix qui porte autant que dans le monde catholique (en tout cas ma modeste culture religieuse ne me les fait pas connaître), mais le discours est assez semblable.

5-3 le cas particulier des églises évangéliques .

Le discours théologique des églises protestantes n’est pas aussi unifié. Autant de nombreuses branches sont dans un discours qui ressemble à celui de l’église catholique sur la nature, autant on constate que des évangélistes (notamment brésiliens) restent au discours de prédation sur la nature en s’appuyant sur la vision anthropocentrée et sur l’homme maître et possesseur de la nature. Ce discours est bien évidemment à combattre. Dans ce cadre, le corpus fourni par l’Église catholique peut servir de point d’appui. Mais on peut espérer aussi une évolution par un mouvement bottom-up de pression des citoyens préoccupés par l’environnement qui pèsera sur leurs dignitaires religieux. En effet, la plupart des croyants ressentent ce problème écologique et vivent parfois mal le processus de justification de la spoliation de la nature par le recours aux textes religieux. En ce sens les mécanismes dialogue-proximité-enrôlement décrits plus haut peuvent s’avérer utiles. Il faut donc dialoguer avec ces personnes en évitant que le jugement d’un rapport malsain à la nature ne produise pas un étiquetage définitif qui empêcherait toute évolution des points de vue.

 

6- La nature dans les traditions religieuses de l’Extrême-Orient (Bouddhisme, Taoïsme, confucianisme)

Les membres de ces différentes religions représentent là aussi un total non négligeable. Entre 800 et 900 millions de bouddhistes. On peut estimer que le taoïsme (9 millions de fidèles) et le confucianisme irriguent l’imaginaire de la plupart des Chinois. Le comptage est difficile, car la religion fut écrasée avant d’être revalorisée par les autorités dans une période récente. Et les chinois sont près de 1,4 milliard. En Orient, les traditions confucéenne, taoïste et bouddhiste, avec leurs spécificités, ont un rapport à la nature très éloigné de ce que l’on observe en l’Occident. La nature est envisagée comme une manifestation qui, sans intervention humaine, surgit spontanément et agit par soi-même selon le principe de spontanéité. Les pensées confucéenne et taoïste estiment que la nature possède en elle-même ses propres principes régulateurs et sa propre énergie créatrice, auxquels l’homme ne peut imposer du dehors aucun autre ordre. Les pratiquants de ces traditions ont entretenu avec la nature un rapport de bonne entente, avec le désir d’être en harmonie dans son continuel mouvement. Une des caractéristiques de la pensée taoïste et confucéenne se trouve dans la manière de voir la réalité de façon holistique. Aucun élément du monde n’étant une réalité indépendante, l’homme, la nature et la société sont considérés comme un ensemble organique constitué d’une seule et même substance vivante, et les aspects particuliers comme des phénomènes manifestés. Cette pensée est très bien illustrée dans les premières pages du Tao To King: « Il y avait quelque chose d’indivis avant la formation du ciel et de la terre : Silencieux et vide, indépendant et inaltérable, il circule partout sans se lasser jamais. On peut le considérer comme la mère du monde entier. Ne connaissant pas son nom, je le dénomme, “Tao”. Je m’efforce de l’appeler “grandeur”. La grandeur implique l’extension. L’extension implique l’éloignement. L’éloignement exige le retour. Ainsi le Tao est grand. Le ciel est grand. La terre est grande. L’homme est grand. C’est pourquoi l’homme est l’un des quatre grands du monde. L’homme imite la terre. La terre imite le ciel. Le ciel imite le Tao. Le Tao n’a d’autre modèle que soi-même. » (Tao To King).  L’existence ne découle d’aucune action créatrice extérieure, mais naît d’elle-même, de manière matricielle, spontanément de l’intérieur. Selon cette cosmologie, l’homme est invité à imiter la terre en accordant de l’importance à tous les vivants, et à entretenir une harmonie entre tous les êtres de l’univers. Le rapport entre l’homme et la nature n’est donc pas considéré en termes de rapport assujettissant de l’objet et du sujet, mais comme susceptible de communication et d’harmonisation.

Le bouddhisme quant à lui ne parle pas de l’origine absolue, mais de l’ori­gine relative, et la nature n’est pas considérée comme une création, ni un produit du hasard. Elle est le produit de la loi de l’interdépen­dance et de la causalité : « Puisque ceci est, cela est ; puisque ceci naît, cela naît ; puisque ceci n’est pas, cela n’est pas ; puisque ceci cesse, cela cesse. » Cette phrase qui résume la doctrine de l’interdépendance dit finalement que rien de ce monde ni hors de ce monde n’est indépendant ni n’existe par soi-même. L’univers est fait d’un réseau de relations causales entre les choses innombrables qui naissent et qui cessent. En raison de cette causalité, le premier précepte bouddhique consiste à « ne pas tuer ». Ce précepte primordial ne concerne pas seulement les hommes, mais concerne aussi les plantes, le sol, les choses inanimées. Selon cette doctrine d’interdépendance, les bouddhistes ne peuvent donc pas considérer la nature comme un objet ordonné à l’homme. Cette manière de percevoir la nature rejoint bien les théories scientifiques écologiques, qui montrent également les relations des organismes avec le monde environnant dans un rapport triangulaire entre les individus d’une espèce, l’activité organisée de cette espèce et l’en­vironnement de cette activité. La perspective écologiste et le bouddhisme montrent ainsi qu’entre les différents éléments de la nature il n’y a pas un rapport linéaire, mais un rapport de réciprocité et d’interdépendance.

6-1 « Le non-soi » et « le non agir » dans le bouddhisme

Cette tradition religieuse a façonné une perception du soi et une attitude vis-à-vis de l’existence très différentes du christianisme. Ainsi que P. Tillich l’a souligné, dans «Christianity and the Encounter of the World Religions», l’anthropologie chrétienne a engendré une culture de « participation », qui a conduit à une notion de « personne » hautement consciente de soi. Cette notion de « personne », « d’identité » primordiale dans le christianisme, et son corollaire d’ « altérité », n’existe pas sous cette forme dans les religions orientales.  La culture est dirigée vers une spiritualité du « non-soi ». Le non-soi ne signifie pas seulement le détachement par rapport à un soi illusoire, mais signifie aussi « l’oubli de soi », la négation même d’une pleine conscience de soi qui n’est qu’une manifestation de la dualité conflictuelle. On est très loin de la méditation de pleine conscience telle qu’elle se développe actuellement en occident. Un philosophe bouddhiste japonais, D. T. Suzuki, dira laco­niquement « l’ego individuel s’affirme fortement en Occident. Il n’y a pas d’ego en Orient ». Ce propos est peut-être réducteur, mais cette simplification permet de poser les choses. Si les chrétiens participent au royaume de Dieu en tant que « personnes » distinctes, mais reliées aux autres, les bouddhistes, eux, entrent dans le nirvana en dépassant l’ego et en atteignant la non-dua­lité (sunyata) qui peut se définir comme qualité de ne pas être une chose. En accueillant la diversité qui se trouve dans ce monde, ces pensées plutôt mystiques issues de ses religions veulent vivre en harmonie avec l’univers, avec les oreilles et les yeux décantés de tout désir d’agir et de tout attachement. Cette approche religieuse, positive, de la nature par les orientaux conduit l’homme vers « un exister harmonieux et interdépendant » avec la nature. On voit immédiatement l’intérêt pour un discours écologique d’écouter les narrations issues de ces traditions. Comment ne pas reconnaître dans cette tradition une ressource de l’humanité qui peut permettre de réviser une notion de nature démystifiée depuis les progrès de la science, de refuser un rapport appauvri et tordu entre l’homme et la nature ? Hélas, on peut regretter que l’Orient, séduit par la technologie et la science modernes, coure pour rattraper son retard, en oubliant ces fondements de ses civilisations. On voit des surgissements incroyables en totale contradiction avec ces valeurs. Des destructions spectaculaires de la nature sont un bon symbole de cette soif du progrès matériel qui attaque sans répit l’âme orientale et sa tradition millénaire. La représentation traditionnelle de l’univers trouve difficilement sa place dans la société moderne et cette discordance se manifeste dure­ment dans la vie des gens. Une tâche importante pour les Asiatiques sera d’assimiler l’acquis de ces moyens scientifiques et techniques modernes dans la représentation de ce soubassement religieux et culturel, car ces trésors sont actuellement mis de côté. Mais ce rapport au monde peut vite changer. Le Moyen-Orient semblait totalement sécularisé il y a 50 ans. Le retour du religieux fut spectaculaire face à l’absence de sens. Ces propos nous offrent une transition idéale.

7- L’islam et la nature

Un des principaux textes de cette tradition musulmane est une conférence prononcée en 1986 à Assises. Il résume assez bien l’état d’esprit musulman. Le Dr Abdullah Umar Naseef, alors secrétaire général de la Ligue islamique mondiale, y prononça une conférence intitulée « Déclaration musulmane sur la nature ». Il situait son propos au sein d’une théologie de la création : « L’essence de l’enseignement islamique est que l’univers entier est la création de Dieu ». Dans cette création, l’homme a un statut à part : il est la seule des créatures qui peut se révolter contre Dieu . Il est littéralement maître et possesseur de la nature. À partir de l’étymologie du mot islam qui renvoie à la fois à l’obéissance et à la paix, il montrait que l’homme ne peut trouver la paix qu’en obéissant à Dieu. Cette paix se déclinant à tous les niveaux, dont celui avec la nature. L’homme a été promu par Dieu pour être son lieutenant (khalife) : il lui revient donc d’être « responsable du maintien de l’unité de la création et de préserver l’équilibre et l’harmonie de la création entière ». Il sera jugé au Jour du Jugement sur sa capacité à avoir maintenu cette « balance » (mizan) dans la nature. La Déclaration ne renvoyait  à aucun verset coranique. Elle s’appuyait  sur un hadith célèbre de Muhammad qui permet à Abdullah Umar Naseef de souligner l’articulation entre l’islam et l’attention à la nature comme manifestation de la création :

« La Terre est verte et belle et Dieu vous a désignés comme les administrateurs de cette Terre. La Terre entière a été créée comme un lieu de culte pur et propre. Celui qui plante un arbre et s’en occupe diligemment jusqu’à ce qu’il mûrisse et porte ses fruits est récompensé. Si un musulman plante un arbre ou sème un champ et que les humains et les bêtes et les oiseaux s’en nourrissent, tout cela est de l’amour de sa part . »

La shari‘a, concluait l’auteur, rassemble ces principes et injonctions, à partir desquelles les juristes musulmans ont développé un cadre de législation de protection des espaces naturels, des ressources en eau, mais aussi un cadre de restriction et de limitation. La shari‘a ne saurait donc se limiter au domaine des crimes et des châtiments, mais doit embrasser toute la vie de l’homme et répond à l’enjeu éthique de la préservation de l’équilibre environnemental. Pour l’auteur de la Déclaration, la crise écologique est la triste conséquence de l’absence d’éthique musulmane universelle : les scientifiques, les techniciens, les économistes ou les politiques agissent de manière contraire aux règles environnementales édictées par l’islam. Le défi posé à l’humanité est donc celui de la diffusion et de l’adoption de ces valeurs musulmanes. À suivre son auteur, la crise écologique est le signe emblématique que l’humanité n’est pas encore « musulmane ». Si on prolonge le raisonnement, il faut qu’elle le devienne dans son intégralité et la déclaration porte une dimension hégémonique.

On voit immédiatement le problème. Les religions se trouvent en concurrence irrémédiable. Elles vont donc s’affronter pour le leadership. Fut-il pour sauvegarder la nature. Problématique quand on croit au libre arbitre, au discernement et à l’altérité.

8- L’immense portée de la récente déclaration

Les religions orientales n’ont pas vocation à l’extension et à la diffusion de leurs homologues chrétiennes et musulmanes. Andrien Candiard, un dominicain spécialiste de l’islam parle de geste à portée concrète et prophétique.  Comme le texte aborde les thèmes du fanatisme religieux, de la liberté religieuse, des droits des femmes, des inégalités et de la nature, il recentre les religions sur ce qu’elles peuvent apporter de mieux à l’humanité quand elles ne s’affrontent pas. En posant le principe de la liberté religieuse et du respect des convictions de chacun, le texte produit une avancée considérable. On gomme le risque d’affrontement et de concurrence. Les religions peuvent donc envisager un discours essentiel sur la nature, les inégalités et la dignité. Elles peuvent façonner les imaginaires et répondre à l’injonction de Toynbee de ne pas laisser les civilisations sombrer et de répondre aux défis de leur temps. Sur cette base l’islam peut développer un corpus plus riche et nuancé.  Or ces défis principaux qui nous concernent sont le respect des capacités porteuses de la planète, la lutte contre les inégalités et le réchauffement climatique, la lutte contre la pollution et le meilleur partage des ressources.

Les écologistes viennent de récupérer un allié de poids. Un point de blocage a été neutralisé. L’ensemble des religions de la planète peut se consacrer à leur vocation qui est pour moi première :fournir un sens qui soit compatible avec nos écosystèmes et l’acceptation de l’autre dans sa différence. Réfléchir à l’égalité homme femme et aux inégalités mondiales. Nous sommes dans une logique proche de celle que déploie Latour dans « où atterrir ? ». On peut substituer au combat « moderne » une réflexion sur le « terrestre » et entreprendre de nouvelles alliances. Il ne reste plus qu’à combattre le capitalisme mondialisé prédateur et les gouvernements qui refusent de prendre en compte ses réalités terrestres. Le combat n’est pas terminé, mais un sacré pas vient d’être franchi si le texte est utilisé dans toute sa portée symbolique.

 

9- Le risque du discours écologique sur ces questions 

Aujourd’hui parler d’écologie est très partagé et monsieur Tout-le-Monde, dès lors qu’il est consommateur ou électeur peut s’approprier les problématiques et parler à l’envie des déchets, du bruit de la prolifération des algues, du réchauffement climatique ou de la couche d’ozone. L’écologie s’adresse à tous et peut prendre en considération l’avis de tous. Mais du coup, elle a la fois une machine à consensus et à dissensus. Consensus sur les problèmes et dissensus sur les solutions. De plus, il y a peu de rapports entre la nostalgie soixante-huitarde du retour à la nature et le discours bien tempéré d’un technocrate/technologue d’aujourd’hui, dont l’objectif est de gérer l’environnement comme les comptes de la Nation. Il y a peu de rapports également entre la tendance volontiers conservatrice de l’écologie à l’européenne, repliée sur les valeurs de son village, et l’écologie à l’américaine, adepte des grands espaces et de la vie en banlieue.
Pourtant le discours écologique se doit de penser la complexité du monde et des interactions. L’écologie a longtemps été confinée dans un microcosme militant. Elle est aujourd’hui un discours en train de se structurer. Le discours est passé de l’époque du refus radical de la société de consommation  à celui de la reconstruction du monde. Par ailleurs, ce discours hésite encore entre le progrès scientifique et le retour aux traditions, entre le collectivisme et les lois du marché, mais, dans la plupart des cas, il invoque la morale et réclame un retour du religieux. En cela il rejoint la problématique de notre article. C’est en tout cas l’analyse de B. Cathelat qui voit dans le phénomène à connotation New âge le retour d’une théologie naturelle teintée de morale rigoriste et répressive. Libératrice à l’origine, la mentalité écologiste semble se faire aujourd’hui autoritaire et normative. Science et techniques, morale et politique : tous les ingrédients sont présents pour faire de l’écologie une nouvelle idéologie, même s’il y a encore beaucoup de distance entre le pragmatisme de l’environnementalisme à l’américaine (Green peace), et la volonté toute française de transformer en mouvement politique ce qui n’est au départ qu’une lutte bien «naturelle» contre la pollution et le gaspillage. Il est frappant de constater que dans cette recherche d’une explication totalisante, qui procède par amalgame et addition d’éléments épars, les discours écologiques accumulent les équivoques, les quiproquos, les paradoxes. Il est fastidieux d’en décrire l’histoire et l’évolution, car, selon les cercles, les tribus et les associations, l’écologie balaie à peu près tout le spectre des idéologies courantes, de l’anarcho-marxisme jusqu’aux théorèmes les plus subtils de la théorie des systèmes. Serge Audier dans « la société écologique et ses ennemis » y parvient tout de même avec talent.

Dès lors, Il y a effectivement le risque que le discours écologique soit un discours fermé et normatif. La collapsologie qui prédit des effondrements pourrait renforcer cette tendance. Par bonheur, les auteurs français leaders de ce mouvement sont très ouverts et respectueux de la liberté individuelle. Si ce discours se présente comme une nouvelle religion et que le discours eschatologique devient une sorte de nouvelle apocalypse, il y a un espace pour des gourous ou des personnes qui exercent un discours fataliste problématique. L’ensemble des religions du globe sont passées par ces étapes.  Il faut donc éviter de reproduire certaines erreurs. Cela passe par la valorisation de la liberté, du discernement et par la compréhension des mécanismes sous-jacents. Avec beaucoup de respect. Ce n’est pas parce qu’une personne a un chemin différent du mien que l’on ne peut pas discuter. Sinon c’est la porte ouverte à une sorte d’écofascisme. Or l’affinité élective entre le discours écologiste et le discours religieux permet de mieux comprendre les dynamiques à l’oeuvre. La casuistique a traité un ensemble de cas et de dilemmes. J’avais écrit un article sur qui vivra qui mourra  en situation de collapse. J’avais été frappé par le fait que la réflexion sur les dilemmes moraux et les « lifeboat ethics » était très proche de la casuistique dans ces méthodes de réflexion.  Je pense que le lien est là. Une bonne connaissance des discours religieux est un formidable outil pour penser les limites et les spécificités du discours écologiste et de collapse. Et ses dérives potentielles. Cette connaissance de la diversité permet de voir ce qui rassemble.  En cela je suis assez iréniste. C’est une attitude de compréhension dans la discussion des problèmes théologiques entre chrétiens de confessions différentes qui peut s’appliquer aux différentes conceptions politiques concernant l’écologie. Il faut se méfier des gens qui arrivent en position de gourou ou qui assènent des vérités définitives. Ce texte est juste une proposition et non pas un texte définitif. Il est pour moi, le point de départ d’un dialogue pour construire un discours ou une analyse qui permettra de voir comment on s’appuie sur le discours religieux ou par quels arguments on le combat quand il conduit à une vision de l’homme maître et possesseur de la nature ce qui est viscéralement dangereux. Et comment la liberté est le discernement sont des éléments fondamentaux. C’est pourquoi je le redis, une déclaration qui promeut le dialogue, le respect, la liberté religieuse, l’écologie et l’égalité homme femme est fondamental. C’était d’ailleurs une des conclusions du modèle HANDY. Pour avoir un espoir, il faut du lien social et réduire les inégalités.

 

Textes consultés pour établir ce texte

SPIRITUALITÉ ET RELIGION : NOUVEAUX CARBURANTS VERS LA TRANSITION ÉNERGÉTIQUE ?
Irene Becci et Christophe Monnot Editions Karthala | « Histoire, monde et cultures religieuses » 2016/4 n° 40 | pages 93 à 109

L’IMPACT DE LA CRISE ÉCOLOGIQUE ET DU DIALOGUE INTERRELIGIEUX SUR LA THÉOLOGIE CHRÉTIENNE Agnès Kim Mi-Jeung Centre Sèvres | « Recherches de Science Religieuse » 2012/1 Tome 100 | pages 85 à 104

ÉCOLOGIE EN ISLAM ET DIALOGUE INTERRELIGIEUX Emmanuel Pisani Institut Catholique de Paris | « Transversalités » 2016/4 n° 139 | pages 53 à 64

REVUE PROJET N° 347 Août 2015
Les spiritualités au secours de la planète ?

http://w2.vatican.va/content/francesco/fr/encyclicals/documents/papa-francesco_20150524_enciclica-laudato-si.html

Peytavin Jean-Louis. Avant-propos : les discours de l’écologie. In: Quaderni, n°17, Printemps 1992. Discours de l’écologie. pp. 65-66