Quelques éléments sur la collapsologie, les collapsonautes et les collapsosophes

Depuis un moment avec Dylan Michot et Pierre-Eric Sutter on entend de tout sur la collapsologie. les uns s’enthousiasment et les autres crient au loup et à l’irrationalité écologique. Les uns parlent de Greta Thumberg en marionnette effrayante, les autres en Pythie nécessaire. Des tenants des effondrements possibles réfutent les termes de collapsologie ou d’anthropocène et se critiquent mutuellement en fonction de la chapelle à laquelle ils appartiennent et de la terminologie qu’ils utilisent. Ne soyons pas dupe. Il y a d’abord des jeux de pouvoir et de positionnement entre les acteurs pour avoir une place préférentielle dans l’exposition médiatique sur les termes qui sont en vogue. Pour nous ce n’est pas l’essentiel. C’est une réflexion dont il faut affiner les contours mais qui permet le dialogue. En plus, il existe une profusion de termes pour définir ce qui se passe. Solastalgie, éco-anxiété, survivalisme, prepper, doomer, collapsologie. Cette profusion des termes nuit à la compréhension de ce qui se passe.

Commençons par les définir rapidement.
Solastalgie : inventé en 2003 par le philosophe australien Glenn Albrecht, avec un premier article publié sur ce sujet en 2005. Le mot solastalgie est une combinaison du mot latin sōlācium (confort) et de la racine grecque -algia (peine). Il décrit une forme de détresse psychique ou existentielle causée par la dégradation de la nature et de son environnement immédiat ou global.
Éco-anxiété : C’est le trouble mental causé par la peur du changement climatique et de ces conséquences. Les réactions sont très variables selon les individus. Cela va de la peur panique à une mise en marche vers un comportement plus écologique.
Survivalisme : les différentes mouvances sont unies par l’idée que demain sera forcément pire qu’aujourd’hui et qu’il faut organiser des retraites en petits groupes. Les recettes sont souvent les mêmes : une retraite, en communauté ou pas, pour vivre loin de la technologie. Né dans les années 60, aux Etats-Unis, il fut d’abord animé par la peur de la guerre froide et d’une apocalypse nucléaire, avec une idéologie xénophobe. Après la chute du mur de Berlin, le sentiment de menace a évolué et les catastrophes environnementales et les problèmes de ressources. Certains collapsologues sont survivalistes, d’autres non.
Preppers : le besoin de se distancier des connotations sectaires, extrémistes, et/ou ultra-individualistes collant au survivalisme, en particulier aux États-Unis, a donné naissance au terme « prepper » (de prepping : diminutif informel de « se préparer »). Il s’agit de gens qui s’organisent en cas de problèmes. C’est plus un mode de vie, une attitude quotidienne qui ressemble plus à ce que faisaient nos grands parents quand la circulation des marchandises n’était pas à flux tendu.
Doomers : Ils croient que les problèmes mondiaux d’épuisement écologique – tels que la surpopulation, le changement climatique et la pollution, la dépendance du pétrole pour la productivité agricole et industrielle, associée à l’inaction du gouvernement, posera de graves problèmes. – provoqueront l’effondrement de la civilisation et la mort d’un nombre considérable de personnes. Comme ils anticipent guerre, violence et immigrations, ils se préparent aux conflits avec une attitude assez sombre.

Collapsologie : étude des possibilités d’effondrement de nos sociétés thermo-industrielles. C’est le versant scientifique (même si la méthodologie reste à affiner). Les gens qui acceptent cette terminologie et qui choisissent d’adapter leur mode de vie en conséquence sont les collapsonautes. Ceux qui choisissent de se poser et de mener une réflexion philosophique, psychologique ou spirituelle sur la question  sur l’implication pour nos sociétés sont les collapsosophes. Ils puisent dans la réflexion psychologique, l’éco-psychologie, l’éco-spiritualité, les réflexions sur les dilemmes moraux et l’éthique. Finalement ce qui compte, c’est de trouver une architecture de réflexions qui vous permette de vous sentir bien, pour peu que cette démarche ne soit ni prosélyte, ni susceptible de vous conduire à l’intolérance. On peut choisir plusieurs voix. La tête, les mains et le coeur ou les trois à la fois. On peut donc étudier ces questions sur leur versant scientifique (collapsologie), sur le versant pratique (collapsonaute) ou sur le versant philosophique (collapsosophe). Ou les trois. C’est selon.

Bien qu’il soit incomplet car il réduit par trop les dimensions et n’étudie que certains aspects, je trouve que le schéma de Betrand Vidal est celui que résume le mieux les principales composantes de ces mouvements leur place dans les mouvances contestataires.   Vous trouverez l’article ici dans libération. 

Je ne suis en revanche pas d’accord avec ses conclusions et affirmations suivantes « Notre présent est si sûr que ce qui nous angoisse maintenant est notre avenir. On n’a plus d’imprévus dans nos vies. On se dit survivaliste quand on projette nos angoisses sur l’avenir, des angoisses qui proviennent d’un trop plein de sécurité. » « Ces mouvances représentent un «espoir méphitique» pour ses disciples qui veulent renverser le système. » Il ne s’agit pas forcément de « disciples » ou « d’adeptes » ou de gens qui veulent renverser le système (en tout cas dans la collapso) mais souvent de gens très structurés. Il y a certes de croyances mais pas aussi irrationnelles qu’il le suppose. Le collapse pose un risque nouveau qui existe et il faut l’étudier et y répondre avec tous les apports de la psychologie des risques, de la connaissance scientifique objective et en arbitrant des dilemmes dont il faut différencier l’importance et l’imminence.  Je rappelle à toute fin utile qu’avec Patrick Soulignac, j’ai traduit le modèle Handy et la dernière actualisation du modèle de Meadows, tout comme j’ai résumé les livres de Servigne et il y a une certaine robustesse dans les hypothèses. Par ailleurs Jancovici ou Gaël Giraud ont produit des travaux qui sont tout sauf marginaux.

Il faut rester calme et étudier ce qui se passe

Finalement ceux qui connaissent le domaine et qui l’étudient ne sont pas ceux qui s’expriment le plus. Pourquoi ? Probablement parce que le mouvement de la collapsologie est jeune, balbutiant et mouvant. Il est difficile d’en faire un portrait exhaustif et correct en l’état. La collapso doit encore affiner sa méthodologie de travail et les critères de sa scientificité et de sa contestabilité (au sens épistémologique du terme). Il faut multiplier les enquêtes pour y voir plus clair et laisser les événements décanter la situation. Mais ce qui est assez évident c’est que les détracteurs profitent des excès de certains thuriféraires du mouvement.

Le thinkerview Laurent Alexandre Philippe Bihouix.
Cet article est né de l’agacement ressenti au visionnage d’un reportage sur la chaîne Thinkerview. Lors de ce récent débat, Laurent Alexandre a multiplié les critiques globalement infondées et caricaturales en se présentant comme libéral. Il disait des choses énormes qui relevaient tout autant de la croyance. Certes, toutes les prophéties apocalyptiques n’ont pas été justes (il cite l’exemple du crottin de cheval qui devait submerger Londres) et de formidables progrès ont été accomplis (il prend l’exemple du poids des appareils photos et de la consommations de ressources ou de l’espérance de vie) et je souscris à cette réalité. Il vaut mieux vivre aujourd’hui avec notre espérance de vie et nos standards. Globalement les différentes trajectoires plaident en faveur du présent.  On peut lui rétorquer que si toutes les dystopies n’ont pas été exactes (heureusement), un très grand nombre d’utopies se sont révélées toutes aussi fausses. Il y a cinquante ans encore, lorsqu’on envisageait l’an 2000, on imaginait des voitures volantes, des hommes immortels, la paix universelle et cet avenir radieux se fait attendre. C’est le moins qu’on puisse dire. Ce qui est bien avec les prévisions c’est qu’elles sont souvent fausses parce que le réel est toujours plus complexe. John Kenneth Galbraith pensait que “La seule fonction de la prévision économique, est de rendre l’astrologie respectable.” On pourrait étendre le raisonnement à toutes les affirmations par trop péremptoires quant à l’avenir sur un grand nombre de domaines.

Ce que l’on peut dire

Avec Dylan Michot et Pierre-Eric Sutter, nous avons écrit un article de recherche sur le sujet avec plusieurs phases d’étude.

       – Une première enquête

D’abord une première enquête a été réalisée en ligne courant octobre 2018 auprès de personnes connaissant la collapsologie. Le questionnaire a été diffusé par l’intermédiaire de groupes Facebook francophones traitant du sujet. La rapidité des réponses à la suite de sa diffusion indiquait une volonté de s’exprimer de la part de la cible. 90 % des répondants ont confiance en à la robustesse des hypothèses de la collapsologie et 80 % des répondants pensent que le collapse a déjà commencé. 85 % des répondants ont suivi des études supérieures (dont 57 % d’études supérieures longues). L’échantillon est assez spécifique puisque 80 % des répondants ont un mode de vie qualifié d’écologique ou de très frugal. Lorsqu’on demande aux répondant comment ils ont découvert le concept on observe une très grande variété de réponse. Il en va de même lorsqu’on les interroge sur leurs réactions. Le verbatim de ces réponses donne comme point d’entrée cinq axes :
– une sensibilité initiale à l’écologie et aux questions de pollution
– une prise de conscience liée aux problèmes climatiques et à la démission d’Hulot
– Une prise de conscience liée aux ressources autour de l’Institut Momentum, du Shift project, ou d’autres organismes de ce type
– Un sentiment d’évidence face à l’impossibilité de croissance infinie
– Une continuation de la réflexion politique plutôt marquée à gauche

Vous avez le détail dans cet article.

On a ensuite des entretiens auprès de personnes ayant vécu une rupture professionnelle radicale, du fait de leur prise de conscience du collapse ou du hiatus entre leurs valeurs et le vécu professionnel.

         – Des entretiens semi-directifs 

Ce qui ressort de ces portraits délicats et sensibles, c’est que le cheminement plus ou moins long et progressif les conduits vers la volonté de s’engager dans des démarches concrètes et souvent collectives pour essayer de construire un monde qui prenne en compte leurs aspirations profondes. On nous parle de découvrir les autres, de woofing, de village autogérés, de permaculture, d’engagement politique, de Gaïa, d’éco-gestes, de local, d’approvisionnement local, de valeurs, de sens ou de spiritualité et surtout d’émotions ressenties. Je trouve qu’elles collent assez bien aux schéma de Haidt. Beaucoup d’émotions pro-sociales  et parfois de la saine colère.  Mais très souvent une volonté d’optimisme pour aller malgré tout de l’avant.

Éviter les « crispassions »

Par ce néologisme qui contracte passion et crispation, nous souhaitons montrer le processus psychologique à l’oeuvre dans les réflexions sur des concepts aussi impactants que l’effondrement ou l’écologie. Notre vision du monde est souvent chargée d’affects. Les débats sur l’effondrement donnent des visions assez tranchées de la société. Ce rapport au réel fait que les individus ont du mal à accepter la confrontation à ce processus délibératif qui voit dialoguer des instances très différentes. Les gens qui ont une vision minoritaire mais forte (véganisme, anti-nucléaire, anti-capitalisme ou autres) vont adopter des stratégies de minorité agissante au sens de Moscovici. Cette volonté de pression et d’activisme est récurrente car le conflit mène à l’examen du contenu du message. Ils ne sont pas entendu et on les dénigre. Pourquoi n’agiraient-ils pas de la sorte en forçant parfois un peu le trait. Si on souhaite réduire ce phénomène, il faut y répondre.

– D’autres enquêtes avec des pré-tests
Par la suite on a fait des pré-test sur des questionnaires avec deux échantillons différents qui représentent en tout 300 personnes. Le questionnaire fait apparaître 5 dimensions. D’abord une conscientisation du collapse avec 2/3 des échantillons qui considèrent que les problèmes sont imbriqués. Ensuite une dimension sur la recherche d’information qui prouve que les collapsonautes sont tout sauf des rêveurs mal informés. La plupart a un niveau d’étude élevé et il savent manier la recherche informationnelle et les concepts scientifiques. 80 % du premier questionnaire avait un niveau d’étude supérieur (bac + 2 ou plus) que l’on retrouve dans les entretiens individuels. plus de la moitié avait effectué des études supérieures. Par ailleurs la troisième dimension indique que les personnes sondées considèrent que les actions individuelles et collectives sont nécessaires et doivent être combinées sur le sujet. Nous avons essayer d’évacuer les biais de désidérabilité sociale dans la formulation des questions car cela peut paraître désirable de se soucier de ces questions. Nous avons aussi testé dans la dimension 4 du questionnaire la volonté de poser des actes en accord avec ce que les gens pensent. Il y a donc un entre attitude (dimension 3) sur les questions et comportement réel (dimension 4). Le locus of control collapsologique montre que les gens qui pensent agir sont « interne ». Ils affirment que l’action est utile et ils ont plus de chance de développer un comportement en lien avec leur attitude (ce qu’ils pensent). Enfin la dernière et cinquième dimension du questionnaire indique que plus la perception que nos comportements sont récompensés symboliquement ou réellement par une amélioration de la situation (air plus respirable, eau plus potable), plus les acteurs sont plus enclins à agir. Comme le collapse ou les améliorations sont longs à l’échelle d’une vie, il semblerait que la partie symbolique et la congruence avec les valeurs personnelles (« opter pour le choix responsable », « être du bon côté de l’histoire ») soit le trait dominant. La récompense sociale est aussi assez présente (gratitude de ses pairs, ou à éprouver le sentiment que l’on prend soin d’eux.. ). Mais finalement les gens cherchent de la congruence entre valeurs et actes. A ce stade, on constate qu’il faut développer une réflexion sur les actes les plus porteurs et utiles.

Liens de corrélation entre les dimensions

Nos travaux sont partiels. Ils devront être affinés. Nous souhaitons monter un observatoire de la collapsologie pour affiner nos résultats.  Nous avons conscience qu’il s’agit de représentation qui sont à considérer comme le produit d’une élaboration psychologique et sociale du réel ou se combinent croyances et faits clairement établis reconfigurés par l’objectivation et l’ancrage. Les travaux de Moscovici ou Roussiau et Bonardi sont à ce titre très éclairants. Même avec un fond scientifique important, il y a des inférences et des intuitions. Il faut noter que cette vision de la collapsologie n’est pas plus irréaliste que la vision libérale qui postule que toute l’information disponible se résume dans le prix et que le marché est parfaitement capable de s’auto-réguler tout comme le capitalisme. Idem quand on affirme que le marché réglera tous les problèmes de ressources par les prix. Déjà avec le pétrole on sait que c’est faux pour ne parler que de lui et les marchés des droits à polluer sont plutôt mal gérés. Il y a aussi une dimension politique qu’il est impossible d’évacuer et les collapsonautes ont une conscience politique très marquée. L’hypothèse des collapsologues  est même plus raisonnable à bien des égards même si elle interroge les décideurs publics. Ils pointent des fragilités de nos sociétés qu’il faudra bien traiter. Il y a des dilemmes à trancher. Les dilemmes sont un sujet à la fois passionnant et parfois douloureux. Maintenir la croissance et nos standards de vie et risquer l’emballement des problèmes ou tenir compte des conclusions du rapport du Haut Conseil pour le Climat par exemple qui affirme que seules des politiques de ruptures – économiques, sociales, culturelles, techniques… donc politiques – peuvent nous conduire sur la trajectoire d’émissions de gaz à effet de serre compatibles avec l’objectif climatique adoubé par les Nations à la COP-15 de Copenhague. Et cette trajectoire nécessite des arbitrages qui pèseront sur les dépenses publiques et la création de richesse. Faute de traiter ces questions, on verra augmenter de manière importante les contestations de notre modèle actuel. Les collapsonautes ne sont pas des marginaux. Il est assez facile des les dépeindre comme des illuminés qui vont se planquer dans des yourtes pour élever des chèvres. Je l’ai déjà traité dans cet article. Il est assez facile de caricaturer les leaders d’opinion ou de trouver des failles dans les discours de telle ou telle personne. Personnes ne fait l’unanimité et le sentiment d’urgence peut parfois conduire à des excès. Comme le sujet est anxiogène, il a bien sûr des discours malsains et des espoirs méphitiques. Le côté apocalyptique et eschatologique peut attirer des gourous en herbe. Il faut donc être vigilant. Si tous les acteurs n’ont pas des intentions forcément louables, les collapsonautes ne sont  pas des petits être fragiles tourmentés. Ils ont un esprit critique et savent manier l’information. De plus, il est assez normal de s’inquiéter des conséquences de nos actes et de mode de vie dans un monde malade. Il est assez normal de chercher du sens. On a des processus assez semblables à ceux que l’on observe en cas de burn-out. Une perte de sens qui conduit à l’impasse parce que l’univers du travail est chamboulé. On ne voit plus d’avenir possible car il semble compromis ou dégradé. C’est cette dégradation possible qu’il faut observer et scénariser pour la rendre la plus objective possible et surtout moins inquiétante. Cela permet de limiter les fantasmes. Il faut comme nous invite à le faire Weik recréer du sens. Il faut accepter de vivre avec des risques et des incertitudes et s’y préparer à minima. Je l’avais évoqué dans un article. Mais les questions que posent les collapsologues ou tous ceux qui étudient les problèmes de ressources, de pollution ou de climat (sans se revendiquer du terme) sont essentielles. Celles des limites de nos sociétés, du problème des inégalités et de l’imbrication des problèmes. Il faut continuer à travailler à analyser le phénomène qui est une urgence pour nos sociétés et leur pérennité. C’est ce que nous faisons.

Ce champs d’investigation doit être un lieu de rencontre de gens avec des sensibilités différentes. Il ne sert à rien de lancer des anathèmes. Il faut préparer des réflexions qui se nourrissent des réflexions des uns et des autres. Ceux qui critiquent les collapsologues ou cette famille de réflexion (même si tout le monde ne se revendiquent pas du terme) n’ont pas ce genre d’état d’âme. Là aussi je l’évoque en résumant « Où atterir » de Latour.