Les colères des 5 décembre 2018 et 2019, la crise des Gilets jaunes, la colère d’EXtincion Rebellion ou des Marcheurs du climat sont tout sauf une surprise. Les gens ne veulent pas forcément un système égalitaire mais ils ne veulent pas, non plus, d’un système inégalitaire. En fait, le discours majoritaire est le suivant : on est tous dans la même galère. On est prêts à faire des efforts, collectivement et individuellement, mais à la condition que tout le monde en fasse. Il ne faut pas de privilèges. Comment puis-je affirmer cela ? Je souhaite vous l’expliquer, en remontant un peu dans le temps.
Voici plus de 6 ans, avec un ami, Guy Etchegoinberry, nous avions lancé une pétition sur change.org. Celui-ci a un sens surprenant d’anticipation des événements. Il m’avait immédiatement appelé après avoir lu une tribune du Nouvel Observateur. 10 députés, toutes tendances confondues, parlaient d’oser rénover l’Assemblée !
En très peu de temps, moins d’une semaine, la pétition dépassait les 40 000 signatures pour monter ensuite, semaine suivante, à plus de 50 000. Nous l’avons assez rapidement clôturée, car nous ne voulions pas être dépassés et tenus responsables d’expressions qui auguraient d’un mouvement à caractère poujadiste. Républicains convaincus, nous ne voulions pas être pris en otages d’une quelconque déstabilisation de nos institutions démocratiques. Nous étions inquiets des tournures écrites que prenait cette colère. Nous avions préalablement accepté alors de faire état des propositions sur le RIC d’Article 3, association alors totalement inconnue et promotrice du concept de Référendum d’Initiative Citoyenne repris ensuite par les Gilets jaunes. Nous étions de parfaits inconnus, et nous avions obtenu plus de « soutiens » que François Bayrou qui avait réagi aussi sur le sujet. C’était une preuve manifeste de l’urgence de la situation et une confirmation d’une attente. Hélas, le texte sur la transparence de la vie publique fut assez décevant.
L’émergence du mouvement des Gilets jaunes ne fut pas pour nous une grande surprise, il naissait dans un contexte ou tout projet de réforme était illisible et donnait le sentiment d’ajouter de l’injustice à l’injustice. D’ailleurs comprenant ce qui se passait, et je fus un des tout premiers, pour le compte de l’hebdomadaire La Vie, à faire un article équilibré sur le mouvement originel des Gilets jaunes. J’en remercie, au passage, Jean-Pierre Denis, rédacteur en chef, qui comprit cette analyse au moment.
Voici le texte de notre pétition publiée sur change.org :
« 10 députés, toutes tendances confondues, ont participé à une tribune dans le Nouvel Observateur intitulée « Osons rénover l’Assemblée ! » avec des propositions concrètes pour abolir les privilèges des élus (1). Jamais la défiance à l’égard de la représentation nationale n’a été aussi profonde. En plein débat de la loi sur la transparence de la vie publique au Parlement, nous, citoyens, agissons et manifestons notre soutien pour que leurs propositions soient suivies et enrichies. Une première étape, a été franchie. C’est un encouragement pour que la défiance se transforme en confiance et que l’écoute et le respect des citoyens grandissent encore. Le texte sur la transparence a été adopté et peut être amélioré par les sénateurs dans l’esprit des propositions des 10 députés. Nous pouvons continuer à nous mobiliser pour obtenir une loi plus offensive, pour que notre pays, la France, devienne une référence en matière de transparence de la vie publique. »
(1) Leurs propositions vont de l’abolition du régime spécial des retraites des députés, à la fin de l’exonération fiscale de l’indemnité de frais de mandat, la suppression de la réserve parlementaire, ou encore la lutte contre les conflits d’intérêts et les lobbies.
Le premier commentaire que nous déposions était républicain, il voulait donner un cadre au débat. Il était rédigé par Guy Etchegoinberry :
« La force des propositions des 10 députés c’est qu’elle repose sur des expériences plurielles, et qu’au-delà des stéréotypes et qu’au-delà des clivages diviseurs, cela indique qu’enfin des femmes et des hommes représentants les citoyens tracent un chemin possible, font oraison même, des vertus républicaines à poursuivre. Un bonheur pour ceux qui misent sur l’esprit républicain. »
Nous voulions donner une tonalité positive à cette pétition. Mais nous vîmes rapidement monter le niveau de colère, tsunami. Interloqués, pour le moins, nous décidâmes de fermer la pétition, non sans avoir fait parvenir celle-ci aux décideurs.
Quelques années ont passé, et la crise actuelle, notamment après les dernières manifestations du 5 décembre 2019, m’a donné envie de faire l’analyse lexicométrique des 331 pages de commentaires qui accompagnaient les milliers de signatures.
Commençons cette analyse par un nuage de mots. Le nuage de mots est assez limpide. Les citoyens observaient une coupure avec leurs élus. Ils exprimaient leur colère et le fait qu’ils n’en pouvaient plus. Ils acceptaient les sacrifices mais voulaient qu’ils soient équitablement répartis. Pour des questions de justice, les députés et les élus devaient montrer l’exemple en commençant, d’abord par eux-mêmes, à faire des efforts. Ils étaient prêts à faire des efforts à la condition que cela serve l’intérêt général et la nation.
Par ailleurs, on voyait déjà poindre le problème des retraites et des salaires. Le deuxième thème fort était l’exemplarité, et le troisième, le fait d’asseoir la confiance commune sur les valeurs de la République et de la Devise nationale.
Une première analyse factorielle permet de faire émerger trois thèmes.
En bleu, la comparaison du statut des élus avec la situation vécue des français.
En rouge, la devise de république et la confiance collective dans nos institutions.
En vert, les efforts nécessaires et partagés et l’exemplarité.
L’analyse en dendrogramme, arbre logique qui classe par thèmes le contenu des commentaires, permet d’aller plus loin dans l’analyse du nuage de mots et la compréhension des discours (Lorsque les classes sont ensemble dans des embranchements de l’arbre, cela signifie qu’elles apparaissent ensemble dans les commentaires et qu’elles sont proches dans le raisonnement de celui qui poste ledit commentaire).
Le premier thème est celui de la nécessité de faire des efforts collectivement (classe 1).
Il tourne autour de l’idée d’accepter collectivement des efforts, de faire des sacrifices. Les gens parlent de la crise de la société et de nos modèles économiques. L’effort collectif est vécu comme une nécessité pour redresser la situation dans des temps difficiles. Il est associé à la classe 6 qui parle de ras-le-bol. Le ras-le-bol des injustices et des privilèges. Le sentiment d’être une vache à lait. Comme si les efforts n’étaient pas équitablement répartis.
Le deuxième grand thème est celui de l’intérêt pour la démocratie et de la nécessité de défendre des valeurs (classe 4). Les gens parlent de la France, de la nation et de leurs ancêtres. Des choses que nous avons reçues en héritage de nos aînés. Ils ont le sentiment d’être les héritiers d’une histoire. Ils formulent l’idée de la nécessité de rétablir la confiance et l’idée de référendum pour être entendus. Naturellement ils associent cela à l’envie de soutenir les députés qui avaient parlé de rénover l’assemblée. Plus généralement les gens semblaient prêts à soutenir les initiatives qui iraient dans le sens d’une démocratie plus transparente et exemplaire (classe 5). De manière connexe (classe 7), les signataires parlaient des valeurs de la république Liberté, Égalité, Fraternité. De la nécessité de se rappeler que la nation est un plébiscite de tous les jours, comme disait Ernest Renan.
Enfin, dans un dernier thème les signataires mettaient en exergue la différence ressentie entre leurs situations et celles supposée des élus. La classe 2 parlait de leur salaire, de leur retraite, de leurs impôts et des efforts qu’ils consentaient, alors que la classe 3 parlait des mandats des élus, et de leurs avantages qui étaient vécus comme des privilèges.
Aujourd’hui rien n’a changé. La situation est la même. On peut donc s’attendre à ce que la crise de la réforme des retraites soit profonde car les signaux envoyés par les divers dirigeants, tout comme le registre de langage qui se déploie, ne sont pas propices à l’apaisement depuis un an et particulièrement ces jours-ci. Voici l’arbre du discours dans son ensemble. Depuis cette pétition, notre société s’est fracturée encore plus. Entre les crises et les attentats, les Français ont de plus en plus de mal à s’écouter, à se comprendre.
Dans l’Archipel français, Jérôme Fourquet montre les déchirures qui ont continué à se produire. Nous avons de plus en plus de mal à constituer une société homogène, qui partage des valeurs. Pourtant elles sont exprimées et souhaitées dans les 331 pages de commentaires ! Les plus jeunes votent de moins en moins pour des partis de gouvernement. Les plus âgés semblent uniquement voter pour leurs propres intérêts. Il y a une fracture générationnelle. Ce n’est pas un hasard si le mène Ok boomer se répand. Il va falloir y répondre.
Et la situation, s’est aggravée. Nous avons maintenant à gérer une extinction de la biodiversité (l’effondrement a déjà eu lieu), une crise climatique sans précédent, et des problèmes de ressources qui risquent de devenir de plus en plus criants. Quand un monsieur comme Jacques Igalens, qui est une personne raisonnable (et qui sait ce que les mots signifient) dit que les collapsologues sont des gens lucides, je peux vous dire qu’il vaut mieux écouter ce qu’il dit et s’en préoccuper. Quand Gaël Giraud annonce une nouvelle crise financière, j’écoute attentivement.
Pouvons-nous nous entendre ? Je veux le croire, et je l’ai exprimé dans l’article qui est dans le lien attaché à la question.
Mais face à l’urgence de la situation climatique et environnementale, et face aux risques d’une nouvelle crise financière, il est urgent d’être raisonnable et de dialoguer pour faire société, œuvrer au bien commun. Ceci quelle que soit notre affiliation politique. D’autant plus que les prévisions de croissance pour 2020 et 2021 sont très mauvaises et que la guerre commerciale entre États n’est pas près de s’arrêter. Être raisonnable, finalement, c’est accepter de dialoguer et se dire que nul n’est une île. J’ai donc obligation de m’entendre avec des gens qui ne pensent pas exactement comme moi. Les Français sont prêts à faire des efforts pour peu qu’ils en comprennent le sens.
Pour conclure
Au regard des élections municipales, nous pouvons déjà anticiper que l’argent municipal sera rare et que d’une manière ou d’une autre il faudra regarder à la dépense. Symétrie météorologique ou triple effet kiss cool (crise financière, crise climatique et écologique, crise institutionnelle) les gens (surtout les plus modestes) sont au bout de leur capacité contributive. Il faudra que chaque euro dépensé soit un bon investissement. Les plus aisés doivent faire des efforts. Cependant l’heuristique de la peur peut être mauvaise conseillère et je m’agace des propositions de tout bord qui veulent s’affranchir des arènes de délibération démocratique.
Mettre en place des ceintures vertes et des plans résilience(s) locales est d’absolue nécessité. Penser les déplacements doux aussi. Heureusement que quelques-uns comme sosmaire.org nous alertent. Il ne s’agit pas d’alerter pour alerter. Il s’agit de chercher et dire la vérité. Nous vivons dans un monde qui existe tel qu’il est. Pas tel que nous le souhaiterions. Pour ceux qui seraient tentés par la démagogie, n’oublions jamais que le maire est la première personne que les citoyens iront voir en cas de difficulté ou de crise.
Et c’est pour cela aussi, que je m’offusque quand je vois mon maire augmenter de 36 %, en deux ans, la dette de la ville, alors que sa capacité de remboursement s’amenuise. C’est pour cela que je peste quand les dépenses de fonctionnement s’envolent.
Commentaire de Loïc Steffan, vu, Guy Etchegoinberry.