Pouvons-nous nous entendre ? The Rightheous Mind

Rightheous mind

Pouvons-nous nous entendre ?

«Nous pouvons tous nous entendre. Je veux dire, on est tous coincés ici pour un moment. Essayons de trouver une solution». Le titre de cet article et la phrase d’introduction sont les derniers mots de Rodney King, un homme noir battu à mort par des policiers de Los Angeles. Ils ouvrent le livre Rightheous Mind [1]de Jonathan Haidt. Il sera essentiellement question de ce livre dans cet article. Parce que c’est précisément le problème. Il faut essayer de nous entendre et de trouver une solution. On est tous très différents, on a un paquet de problèmes à résoudre et on est tous coincés là pour un moment.

La collapso génère des émotions fortes

Les émotions sur la collapsologie sont très fortes. Elles génèrent des réactions passionnées d’adhésion ou de rejet. Dans les enquêtes, les mots qui sont les plus cités sont  peur, colère tristesse. Le registre de l’émotion est le plus mobilisé. La charge émotionnelle complique les discussions.

Les émotions sont nécessaires pour penser mais peuvent aussi nous bloquer

Dans L’erreur de Descartes[2] Antonio Damasio montre que les gens privés d’émotions n’arrivent pas à déployer des raisonnements élaborés. La raison a besoin des émotions. Si elles sont nécessaires, elles peuvent aussi nous induire en erreur.

Nous avons aussi parfois une conception naïve des liens qui unissent émotions, cognitions et raisonnement.  Le chien remue la queue quand il est content. Rendons le chien heureux en agitant de force sa queue !  Vouloir changer l’opinion des gens en réfutant complètement leurs arguments revient à ça.  C’est un peu ce que nous faisons à propos de conversations sur les effondrements et le climat.

The Righteous Mind

Le titre exprime l’idée que la nature humaine n’est pas seulement morale mais aussi intrinsèquement moralisatrice et prompte au jugement. Nos esprits « vertueux » ont permis aux êtres humains de produire de grands groupes coopératifs et des nations sans les liens étroits de parenté. Mais en même temps, nos esprits péremptoires garantissent que nos groupes seront toujours en proie à des conflits moralisateurs. Et du coup nous sommes aussi capables de génocides, de meurtres, de barbaries au nom des idées qui sont les nôtres et que nous pensons être le bien absolu.

Les trois principes de la psychologie morale

Le livre est articulé en trois parties composées chacune de 4 chapitres. Ils répondent aux principes les plus connus de la psychologie morale qui ont été validés par de nombreuses recherches. Voici quelques principes :

Les intuitions en premier, les raisonnements ensuite. Les intuitions guident notre raisonnement ultérieur. La métaphore centrale est que l’esprit est séparé en deux parties qui s’articulent comme un cornac[3] sur un éléphant. son rôle est de servir l’éléphant. Ce cornac est notre raisonnement conscient – le flot de mots et d’images dont nous sommes pleinement conscients. L’éléphant représente les 99 pour cent restants des processus mentaux – ceux qui se produisent en dehors de la conscience mais qui en fait gouvernent la plupart de nos comportements. Nous en restons souvent aux intuitions même quand elles sont fausses.

La morale, c’est bien plus que la règle d’or ou l’équité.  La règle d’or est assez connue. Il y a deux formulations. L’une négative dit « ne fais pas le mal que tu ne veux pas qu’on te fasse ». L’autre positive dit « fait aux autres tout le bien que tu voudrais qu’on te fasse ». La métaphore choisi stipule que l’esprit fonctionne comme une langue avec six récepteurs de goût. Les moralités occidentales séculières et individualistes sont comme des cuisines qui n’utilisent que deux saveurs. Elles focalisent sur la souffrance et l’attention aux plus fragiles et sur l’équité et l’injustice. Mais les gens, parce qu’ils appartiennent à d’autres cultures peuvent avoir d’autres intuitions morales puissantes comme celles liées à la liberté, à la loyauté, à l’autorité et à la sainteté. C’est le principe des nombreuses cultures sociocentrées ou le groupe passe avant l’individu.

– La moralité nous aveugle et nous enferme. Les êtres humains se comportent à 90 % comme des chimpanzés et à 10 % comme des abeilles. Comme les chimpanzés, nous sommes en effet des hypocrites égoïstes si habiles à vouloir faire preuve de vertu que nous arrivons à nous tromper nous-mêmes. Mais nous aimons les groupes car la nature humaine a été façonnée par la compétition intergroupes. Les sociétés les plus soudées et coopératives battent généralement les groupes d’individualistes égoïstes et le groupe permet de survivre. La loyauté au groupe est très valorisée. Il n’y a qu’à penser à l’expérience effrayante de Asch[4] ou au livre La vague[5]. Et nous avons aussi parfois la capacité, dans des circonstances spéciales devenir très unis, semblables aux abeilles d’une ruche qui travaillent pour le bien du groupe. Ces expériences sont souvent parmi les plus chères de notre vie.

Les briques de base de nos systèmes de valeur

Il semble que les fondements moraux sont innés puis se déploient en fonction de nos expériences et cultures. Les règles et les vertus particulières varient tellement que vous serez déboussolés si vous recherchez l’universalité dans les livres.  Vous ne trouverez pas un seul paragraphe qui existe sous une forme identique dans les différentes sociétés. Cependant on peut repérer des archétypes ou fondations.

– La fondation fragilité/attention a évolué en réponse au défi de la prise en charge des enfants vulnérables ou des personnes âgées. Elle nous rend sensibles aux signes de souffrance et de besoin ; elle nous fait mépriser la cruauté et vouloir prendre soin de ceux qui souffrent.

– La fondation de l’équité contre la tricherie a évolué en réponse au défi qui consiste à récolter les fruits de la coopération sans être exploité. Cela nous rend sensibles aux indications qu’une autre personne est susceptible d’être un bon (ou un mauvais) partenaire pour la collaboration et l’altruisme réciproque. Cela nous donne envie d’éviter ou de punir les tricheurs.

– Les fondements de la loyauté et de la trahison ont évolué en réponse au défi d’adaptation que représentent la formation et le maintien de coalitions. Cela nous rend sensibles aux signes qu’une autre personne est (ou n’est pas) collectif. On a  confiance et on récompense de telles personnes, et on a envie d’ostraciser ou même de tuer ceux qui nous trahissent ou qui trahissent notre groupe.

– La fondation de l’autorité contre la subversion a évolué en réponse à la nécessité de forger des relations qui nous seront bénéfiques au sein des hiérarchies sociales. Elle nous rend sensibles aux signes de rang ou de statut, et aux signes que d’autres personnes se comportent (ou ne se comportent pas) correctement, étant donné leur position.

– La fondation sainteté contre impur a d’abord évolué en réponse au défi du dilemme de l’omnivore, puis au défi plus large de la vie dans un monde de pathogènes et de parasites. L’orthopraxie  peut nous mettre en garde contre un large éventail d’objets symboliques et de menaces. En s’élargissant cela a permis de régler des problèmes de comportement très divers et de lier les groupes entre eux.

En somme  les deux extrémités de l’échiquier politique s’appuient sur chaque fondation de différentes façons, ou à des degrés divers. Il semble que la gauche s’appuie principalement sur les fondements des soins et de l’équité, alors que la droite utilise toutes les intuitions morales.

Nous aimons appartenir à des groupes.

Ça peut être un pays, une religion, une opinion politique, une association ou autre. Quand nous n’en avons pas nous en inventons et on devient supporter au stade. Cette capacité a permis aux premiers humains de collaborer, de diviser le travail et de développer des normes communes pour juger le comportement des uns et des autres. Ces normes communes ont été le début des matrices morales qui régissent notre vie sociale aujourd’hui.

Mais notre appartenance à des « ruches » peut nous aveugler face à d’autres préoccupations morales. Tant pis pour certaines valeurs s’il faut sauver le groupe. Nous allons mobiliser toute notre  énergie et nos raisonnements pour le groupe. Même en trichant et en mentant. Ce mécanisme facilite l’altruisme, l’héroïsme mais aussi la guerre et le génocide et le rejet de celui qui est différent. Partout dans le monde.

La raison est une illusion

De nombreux éléments perturbent nos jugements. Mauvaises odeurs ou mauvais goûts peuvent par exemple rendre les gens plus catégoriques et plus sévères. Idem pour la tristesse, la colère ou la peur. A contrario la joie assouplie nos jugements. A cause de ces mécanismes et quelques autres, le culte de la raison que l’on trouve dans les milieux philosophiques et scientifiques est probablement une illusion. Problématique quand on parle de climat, d’effondrement et de questions qui sont vitales et qui génèrent des émotions négatives qui modifient nos jugements. Quand je veux croire à quelque chose je me pose la question «puis-je y croire ? ». « Dois-je y croire ?» quand je refuse une idée. Or, on répond plus facilement oui à la première et non à la seconde. Du coup, on change peu d’avis. Cela nécessite d’être humble sur nos propres opinions face à la diversité des systèmes de représentation. La conscience de ces mécanismes nous évite de tomber dans le piège.

Nous sommes obsédés par notre réputation

Nous sommes viscéralement attachés à nos groupes. De notre réputation dépend notre statut, nos possibilités d’action et de développement. D’où notre attachement à la réputation. Le bonheur selon Haidt découle aussi des bonnes relations entre nous et les autres et à notre union à ce groupe. Nos pensées morales fonctionnent comme celles de politiciens à la recherche de voix plutôt que comme des scientifiques en quête de vérité. Notre raisonnement conscient fonctionne comme un avocat qui défend son client quoiqu’il ait fait. Nous sommes donc capables de mentir et de tricher pour la réputation de notre équipe et de nous-mêmes.

 Religion et politique sont des sports d’équipe

Dans les pays occidentaux sécularisés c’est à peu près impensable. Haidt développe longuement ces thématiques.

Si vous considérez la religion comme un ensemble de croyances sur les esprits et le surnaturel vous êtes dans l’erreur. Vous verrez ces croyances comme des illusions stupides. Mais si vous adoptez une approche durkheimienne de la religion (axée sur l’appartenance) et une approche darwinienne de la morale (impliquant une sélection à plusieurs niveaux), vous obtenez un tableau très différent. Vous voyez que les pratiques religieuses lient nos ancêtres en communautés depuis des milliers d’années. Une fois qu’une personne ou un livre est déclaré sacré, les dévots ne peuvent plus le remettre en question ou y penser clairement.

Une fois les croyances en place, les groupes qui les ont utilisés pour construire des communautés morales ont été ceux qui ont durés et prospérés. En cas de nécessité les groupes vont  jusqu’à utiliser leurs dieux pour obtenir des sacrifices et l’engagement de leurs membres. Les jeux et expériences sur la tricherie et la confiance montrent l’importance de trouver un mécanisme qui supprime les passagers clandestins. La religion le fait en suscitant l’engagement et supprimant la trahison durement sanctionnée.

En outre, pour la politique, les gens n’adoptent pas leurs idéologies au hasard, ou en s’imprégnant des idées qui les entourent. Ceux qui tirent un plaisir particulier de la nouveauté, de la diversité, tout en étant moins sensibles aux menaces, sont prédisposés (mais non prédestinés) à être de gauche. Ils ont tendance à développer certaines « caractéristiques » qui les font adhérer aux discours racontés par les mouvements politiques de ce bord (comme celui du progrès libéral). Les gens prédisposés, à vibrer avec les grands récits de la droite privilégient la loyauté à la nation, la sécurité et l’autorité. Ils sont plus sensibles à l’appartenance au groupe et à la tradition. Une fois que les gens se joignent à une équipe politique, ils sont pris au piège dans une matrice morale. Ils voient la confirmation de leur grand récit partout, et il est difficile de les convaincre qu’ils ont tort. C’est aussi valable pour nous-mêmes.

Haidt pense que les personnes de gauche ont plus de difficulté à comprendre l’univers des conservateurs. Ils ne comprennent pas comment la loyauté, l’autorité et la sainteté ont quelque chose à voir avec la morale. Ils sont de plus convaincus de leur supériorité morale.

Les deux tendances de la gauche et de la droite sont pourtant nécessaires comme le yin et le yang. Comme l’avait dit John Stuart Mill la gauche est experte en matière d’attention aux plus fragiles. Elle voit les failles des arrangements sociaux existants et propose des corrections.  Les libertaires (qui sacralisent la liberté) sont aussi importants. Ils rendent l’arbitraire d’un pouvoir central plus difficile en valorisant les libertés individuelles. Les conservateurs sociaux (qui sacralisent certaines institutions et traditions) fournissent un contrepoids crucial aux mouvements de réforme de gauche. Ils préservent les valeurs qui sont le ciment des sociétés. Les conservateurs ont des solidarités plus restreintes et la gauche des solidarités plus lâches et plus diffuses.

Comme notre idéologie nous emprisonne dans notre camp. Cela nous aveugle au fait que chaque équipe est composée de bonnes personnes qui ont quelque chose d’important à dire et qu’il faut écouter.

Sortir de la matrice

A travers les siècles et l’image de la caverne de Platon, s’est développé l’idée que nous vivons une illusion, une sorte de rêve. L’illumination serait une forme de réveil. Les créateurs du film The Matrix ont transformé l’idée de Gibson dans Neuromancer[6] en une expérience visuelle magnifique et effrayante où les gens sont pris au piège d’une « hallucination consensuelle » et servent à alimenter des ordinateurs. Dans l’une de ses scènes les plus célèbres, le protagoniste, Neo, a le choix. Il peut prendre une pilule rouge, qui le déconnectera de la matrice, dissoudra l’hallucination, et lui donnera la maîtrise de son corps physique réel. Ou bien il peut prendre une pilule bleue, oublier qu’on lui a déjà donné ce choix, et sa conscience reviendra à l’hallucination plutôt agréable dans laquelle presque tous les êtres humains passent leur existence consciente.

Conclusion

Nous avons tous besoin les uns des autres. Nous devons tous œuvrer pour la planète. Sur les questions de ressources, de climat ou d’effondrement, il faudra bien être capable de reconstruire des groupes qui soient unis et aptes à collaborer pour le bien commun. Et cela commence par une introspection vis-à-vis des valeurs qui nous animent.

Pouvons-nous nous entendre ? Je le pense. «On est tous coincés ici pour un moment. Essayons de trouver une solution».

 

[1] Haidt J. (2012), The Righteous Mind: Why Good People are Divided by Politics and Religion, Penguin Books

[2] Damasio A. (1995) L’erreur de Descartes, Odile Jacob

[3] Un cornac (dérivé du mot cingalais kūrawa-nāyaka), est à la fois le maître, le guide et le soigneur de l’éléphant

[4] L’expérience de Asch, publiée en 1956, est une expérience du psychologue Solomon Asch qui démontre le pouvoir du conformisme sur les décisions d’un individu au sein d’un groupe

[5] La Vague est un roman de Todd Strasser paru en 1981. Pour faire comprendre à ses élèves les sentiments qui peuvent emporter tout un pays dans le totalitarisme, le professeur fonda un mouvement fascisant qu’il baptisa « La Troisième Vague ». En une semaine, dépassé par les événements et l’enthousiasme des élèves, le professeur mit un terme à l’expérience sur le nazisme. Faisant ainsi une leçon de morale aux étudiants. Ce livre montre qu’une dictature est encore possible aujourd’hui.

[6] Gibson W. (1984) Neuromancer, Ace publisher