Cet article est une réponse rapide à un autre paru sur le site Telos. https://www.telos-eu.com/fr/economie/une-critique-de-la-raison-decroissantiste.html
J’ai vu le texte partagé plusieurs fois, preuve d’une certaine efficacité. Or il me semble très indigent. Je vais donc essayer de faire une critique de la critique car il énonce plusieurs choses fausses. En voici quelques unes.
Rapidement on tombe sur cette affirmation. « Bien que les conclusions catastrophistes du rapport Meadows aient fait long feu, l’école de pensée malthusienne est toujours vivace ». Je ne vois pas ce qui lui permet d’affirmer cela. D’une part, Ugo Bardi, professeur à Florence a montré le processus de discréditation qui avait été mis en oeuvre et il avait démontré que la plupart des éléments de critique étaient faux. D’autre part le modèle a été repris et « back-testé » en 2000, en 2014 (j’ai co-traduit cette version) et en 2019. back-testé signifie qu’on vérifie que les données collectées correspondent aux prévisions du modèle initial. Le modèle a été revu. Notamment parce qu’on utilise la version BAU2 dans laquelle les stocks de ressources ont été augmentés pour tenir compte des découvertes. Le modèle s’est avéré robuste, et selon la dernière évaluation faite par une doctorante d’Harvard en 2020 avec des données qui s’arrête en 2019, on est entre le scénario BAU2 et une inflexion liée à la technologie. Vous pouvez le trouver ici. https://dash.harvard.edu/bitstream/handle/1/37364868/BRANDERHORST-DOCUMENT-2020.pdf?sequence=1&isAllowed=y
Nous en venons à la deuxième affirmation fausse. « une profonde sous-estimation de la dynamique des économies de marché, de leur sensibilité aux variations de prix relatifs et de leur capacité à innover ». L’innovation est intégrée dans les systèmes d’équations différentielles et c’est pour cela que je dis que selon la dernière évaluation nous sommes entre le « business as usual » et l’intégration de la technologie.
Nous en venons à la troisième affirmation fausse. « en ignorant la dématérialisation des économies modernes engagée depuis vingt ans ». L’économie moderne est tout sauf dématérialisée. Elle repose sur des systèmes d’infrastructure très lourds. Nous ne pouvons que l’inciter à lire « l’enfer numérique » de Guillaume Pitron. (https://www.20minutes.fr/arts-stars/culture/3123047-20210914-impressionnant-personne-connait-cout-ecologique-like-etonne-guillaume-pitron )
Nous en venons à la quatrième affirmation fausse. « Ainsi, le scénario de base, dans lequel les tendances économiques et les réserves de matières premières restaient inchangées, anticipait un pic, puis un effondrement des productions industrielle et alimentaire mondiales au cours de la première décennie du 21e siècle. » Le scénario central prévoit une décrue à partir de 2030. C’est d’ailleurs le nom d’un des principaux groupes sur le sujet sur un réseau social bien connu.
Nous pouvons ensuite remarquer une autre proposition problématique.
« Simon Kuznets avait pourtant observé que la contrainte malthusienne avait été historiquement désamorcée par les innovations à l’origine de l’augmentation de la productivité. » Il existe tout un débat chez les économistes sur la fin de la croissance et l’hypothèse d’Alvin Hansen d’une stagnation séculaire dans les pays avancés notamment à la suite de Robert Gordon, qui ont identifié un certain nombre de faiblesses du côté de la demande ou de côté de l’offre de l’économie. Il nomme 6 vents contraires (headwinds) qui produisent une érosion de la croissance. On peut noter par ordre d’importance, la montée des inégalités, le poids de la dette, l’épuisement démographique, la baisse du niveau éducatif, l’impact de la mondialisation et la hausse des prix de l’énergie. N’oublions pas non plus que les innovations sont moins faciles. Tout ce qui était facile a améliorer là été et nous sommes plus aujourd’hui sur des gains marginaux. Pour plus de détail il est possible de se référer à cet article. https://www.cairn.info/revue-de-l-ofce-2015-6-page-233.htm
Une autre limite majeure de l’article réside dans la présentation du Peak oil.
« les mésaventures de la théorie du « peak oil » développée par le géophysicien King Hubbert pour la production américaine de pétrole ». Le mécanisme décrit par Hubbert reste valable. La dérivée d’une courbe logistique (sigmoïde) sera toujours une courbe en cloche. La question est de connaître avec exactitude la taille du stock. Or l’erreur résidait dans celle-ci et dans l’appréciation des nouveaux types de pétroles (schistes, sables bitumineux, etc). On a recul la date du peak au prix de sacrifices environnementaux questionnables.
Par ailleurs s’il convient d’être prudent en prospective (Cochet s’est discrédité avec Pétrole apocalypse en 2005), un ouvrage récent de Matthieu Auzanneau et Hortense Chauvin montre que le mécanisme générique de pic qui détermine un flux maximal est toujours correct. Les dernières évaluations semblent confirmer le problème pointé (certes de manière trop précipitée) il y a quelques années. https://www.seuil.com/ouvrage/petrole-matthieu-auzanneau/9782021480757 Nous allons rentrer dans un approvisionnement contraint.
L’auteur en vient ensuite à présenter le modèle de Nordhaus qui a valu à celui-ci le Prix Nobel. Celui-ci est connu sous le nom de modèle DICE. « Les modèles DICE développés par Nordhaus et repris depuis par de nombreuses institutions étaient, du point de vue du changement climatique, plus avancés et plus rigoureux que celui du rapport Meadows. » Si le modèle est effectivement plus performant que celui du modèle Meadows il pose aussi problème et des travaux ultérieurs ont montrés que la fonction de dommage ne respectait pas les travaux sur climat et était fausse et dangereuse. Nordhaus annonce tranquillement que le réchauffement optimal pour l’économie est de 3 °c car sinon les efforts sont trop coûteux économiquement et les dégâts peu importants. Je pense que les membres du GIEC ou les climatologues vous expliqueront aisément en quoi cette vision qui ne tient pas compte de la biologie et du climat est fausse. On peut se reporter à cet article https://alaingrandjean.fr/2019/09/04/prix-nobel-de-nordhaus-nest-menace-monde-lui-lest/ ou à le livre « comment les économistes réchauffent la planète ». https://www.seuil.com/ouvrage/comment-les-economistes-rechauffent-la-planete-antonin-pottier/9782021302417
On peut aussi constater qu’il ne parle pas du rapport Stern qui est l’autre grand rapport sur ces questions. Et pour réfléchir à un problème, il faut le borner entre des conceptions différentes. Le rapport tern incite sur la nécessaire action sur le climat. https://ise.unige.ch/isdd/IMG/pdf/la_Stern_review.pdf
Il y a ensuite cette affirmation.
« On doit bien admettre qu’estimer le prix virtuel du carbone, qui permet d’en évaluer les externalités, c’est-à-dire le coût des dégâts futurs des émissions, est plus ingrat et fait moins de bruit que d’appeler à stopper la croissance. » Si les taxes carbones permettent d’améliorer les signaux prix, il faut faire attention aux taux d’actualisation choisi qui peut conduire à dégrader le futur au profit du présent. En fait on ne peut pas tout faire dépendre d’un signal prix. Même dans le cadre de la Concurrence Pure et Parfaite, une des conditions est la qualité de l’information. En l’occurence, connaître les risques permet d’éviter certains écueils.
On trouve des affirmations ambiguës. « La moyenne cache cependant des disparités et des évolutions qui n’ont pas suffisamment attiré l’attention des décroissantistes. Si la corrélation entre PIB et consommation d’énergie par habitant est significative, de l’ordre de 46%[3] , les disparités entre pays sont néanmoins éloquentes, expliquées en partie seulement par des facteurs climatiques ou par le niveau de développement. » Il existe plusieurs évaluation de la cointégration du PIB à l’énergie. Elles sont plutôt autour de 60 %. On peut par exemple voir cet exemple.
https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01151590
L’auteur affirme ensuite que le découplage serait fort et il infère un découplage absolu. « La relation PIB-énergie s’est donc complètement inversée en Europe, réalisant au cours des vingt dernières années ce que Mme Batho propose comme objectif à venir. » La aussi le texte continue sur des contre-vérités. Ce débat est déjà présent dans le livre « prospérité sans croissance » qui date de 2009. L’argument clé de Jackson qui fait appel à l’équation IPAT popularisée par Ehrlich et Holdren. L’impact (I) de l’activité humaine est le produit de trois facteurs : la taille de la population (P), son niveau de richesse (A), exprimé en revenu par habitant, et un facteur représentant la technologie (T). La technologie permet un découplage relatif mais pour atteindre un découplage absolu, il faut que I baisse. Cela ne peut s’obtenir que si T descend assez vite pour dépasser le rythme auquel la population (P) et le revenu par habitant (A) augmentent. Or ceci n’a jamais été observé et jusqu’à démonstration du contraire l’affirmation de Batho reste juste. ¨Pour en savoir plus voici un article https://www.cairn.info/revue-de-l-ofce-2012-1-page-235.htm Il ne s’agit pas de dire que nous n’avons pas fait des efforts ou que la France est peu vertueuse. C’est effectivement faux et la France fait partie des très bons élèves sur les GES par rapport à son PIB.
Mais notre auteur ne s’arrête pas en si bon chemin. On peut lire ceci « Dans son livre More from Less publié en 2019, Andrew McAfee, professeur au MIT, montre que, comme pour l’intensité énergétique, la consommation primaire nette (tenant compte des échanges extérieurs) de métaux comme l’aluminium, le nickel, le cuivre ou l’acier a baissé aux États-Unis depuis le pic de 2000, alors que la croissance se poursuivait. Pour le cuivre, souvent cité comme un sujet d’inquiétude, la chute fut de 40% de 2000 à 2015, la consommation d’aluminium baissant, elle, de 32%. » Nous venons présenter l’équation IPAT. En fait, il y a eu des déplacements des chaînes de valeurs. Voici un graphique qui indique la consommation de cuivre dans le monde. On constate qu’il n’y a pas de baisse de l’utilisation de minerai qui pourrait connaître une forme de criticité.
Il y a ensuite un long passage sur les émissions de CO2 qui pose problème. « Si les émissions mondiales ont augmenté de 44% sur la même période, une progression alarmante, c’est qu’elles ont bondi de 106% hors Ocde, les plus fortes augmentations parmi les gros émetteurs venant de Chine (+192%), d’Inde (+157%), du Kazakhstan (+137%), d’Indonésie (+124%), d’Arabie Saoudite (108% ou d’Iran (106%). Il y a bien entendu un lien entre croissance des émissions et croissance économique, et, comme celle-ci est plus forte pour les pays à plus faible revenu que pour les pays riches, la dichotomie y trouve une part d’explication. Si, comme on l’a fait pour la consommation d’énergie, on rapproche le PIB par habitant des émissions de CO2 par habitant, la corrélation est moins nette, tout en restant significative (43%) : en moyenne, les émissions croissent bien avec le niveau de vie mesuré par le PIB par habitant »
D’une part l’auteur ne tient pas compte du débat sur la responsabilité historique des émissions. D’autres part, il semble méconnaître les réflexions qui distinguent bilan et empreinte carbone. L’empreinte carbone désigne les émissions de CO2 liées à la demande finale que la production soit faite en France ou importée. Cela change significativement le raisonnement. La France communique sur la neutralité Carbone. La neutralité carbone a pour enjeux et objectifs d’arriver à l’équilibre entre les émissions de gaz à effet de serre et leur absorption. Derrière cette volonté institutionnelle et collective pour le bien commun, se cache une multitude de paramètres où études scientifiques et négociations internationales s’entremêlent.
Il y a enfin une dernière affirmation très problématique. « Si la France réduisait ses émissions à zéro demain, pratiquement rien ne changerait pour le climat. ». C’est totalement vrai, mais elle masque une réalité importante. Les efforts à faire pour lutter contre les émissions de GES sont les mêmes que nous devons faire pour réduire notre dépendance géostratégique à certains minerais et autres énergies fossiles. En isolant, en décarbonant les mobilités on réduit le chemin de dépendance. Il est probable que la décroissance soit subie et non pas choisie si les flux physiques de pétrole et de matières premières étaient contraints. Or poser le débat de la décroissance, c’est poser la question qui fâche sur les trajectoires possibles dans ce cadre spécifique. Il ne s’agit pas de dire qu’aucuns efforts n’ont été faits, il s’agit de dire qu’il faut en faire d’avantage.
La dernière partie du texte laisse entendre que les tenants des la décroissance sont totalement technophobe. Si cela est vrai pour certains protagonistes, ca généralisation est hâtive et n’a pas d’autres fonctions que de discréditer le discours. Or questionner la mystique de la croissance (livre de D. Meda) permet de se poser la question du discernement, c’est à dire des rights techs entre low techs et high techs. Parfois la technique sera absolument nécessaire. Parfois le pendant frugal et low tech sera tout aussi efficace. La right tech est la technique adaptée après un processus de discernement. La technique embarque des mondes. Les livres d’Illich ou d’Ellul sur le bluff technologique permettent de questionner nos visions du monde. C’est ce que nous faisons dans une exposition actuellement à la cité des sciences et de l’industrie qui s’appelle « Renaissances ».
https://www.cite-sciences.fr/fr/au-programme/expos-temporaires/renaissances/
Personnellement, je crois à l’innovation mais je ne crois pas au Père Noël ou à la Licorne Rose invisible. Faire reposer nos espoirs sur d’hypothétiques innovations sans dire ce qu’elles sont, leur probabilité d’occurrence, ou leur poids relatif ou absolu dans la résolution des problèmes cela consiste à prendre des risques inconsidérés.
Les modèles du GIEC intègrent déjà les technologies PSC (piégeage et stockage du carbone) connues. On ne peut pas aller vers des technologies qui n’existent pas. Dans cette optique envisager la décroissance est plus raisonnable. Mais il ne faut cependant pas idéaliser la décroissance. Elle sera probablement subie et tous les arbitrages sont plus complexes. C’est ce que nous avions essayé d’analyser dans ce débat.
https://www.pensercestchouette.com/ecologie/la-croissance-peut-elle-etre-ecologique-chritophe-ramaux-loic-steffan