Thomas Piketty : le capital au XXI ème siècle Sur les plages … le pavé de Piketty ?

 

C’est un phénomène éditorial comme il en arrive rarement en économie. Jugez plutôt : plus de 100 000 exemplaires vendus en France et 400 000 aux États-Unis, l’accueil bienveillant de deux prix Nobels ( Krugman et Stiglitz) , une invitation à la maison blanche. Alors faut-il l’emporter à la plage cet été ? De prime abord l’ouvrage est austère (950 pages) et manie parfois le jargon des spécialistes. Mais le sujet résonne avec certaines de nos inquiétudes et grâce à de nombreux exemples littéraires (de Balzac à Jane Austen) l’auteur parvient à transmettre sa réflexion sur l’évolution du capitalisme mondial. L’ouvrage se divise en quatre parties. La première partie dresse le décor de l’histoire de la croissance économique. La deuxième retrace l’histoire des patrimoines au cours des deux derniers siècles ; la suivante approfondit la précédente en éclairant la manière dont les inégalités de patrimoine et de revenus sont modelées par l’histoire. La dernière en déduit certaines propositions de politique fiscale.

 

Le grand retour des inégalités

Au XXI° siècle on reviendrait à une hyper concentration des richesses et à une résurgence d’inégalités entre les revenus du capital et ceux du travail (salaires), comme à la fin du XIX°, époque où un certain Karl Marx écrivait son « kapital » (1867). Pour le prouver, l’auteur mobilise une impressionnante base de données construite sur une très large échelle de temps (de l’antiquité jusqu’à 2100) et d’espace (les pays riches et émergents). Il observe qu’au monde relativement égalitaire des Trente Glorieuses, nous sommes en train de substituer des sociétés très inégalitaires. C’est très vrai aux États-Unis, où la part du revenu total perçue par les 10 % les plus riches de la population est de la moitié du revenu total, en 2010 comme à la veille de la grande crise de 1929. Même tendance en Europe, mais les effets des Trente Glorieuses persistent encore : les 10 % les plus riches ne perçoivent « que » le tiers du revenu … contre 45% en 1910.

 

Le capital s’accroit plus vite que le revenu

Si les inégalités progressent, c’est d’abord parce que les revenus de la propriété (loyers, profits, intérêts) croissent plus vite que les revenus du travail. Pour Piletty, il s’agit d’un loi « historique » du capitalisme qu’il résume en une formule simple « r > g » : le rendement « r » du capital (ex : 4 %) est en général plus élevé que le taux « g » de la croissance économique (2% de hausse annuelle du Revenu National). Cela s’explique par l’accumulation du capital (productif privé et public, immobilier, financier) : les revenus de la propriété peuvent être placés à nouveau (à 4% par an, le capital va doubler tous les 17 ans). Alors que le revenu national ne peut dépasser le rythme de la production (à 2 %/an le doublement du revenu ne s’effectue qu’au bout de 35 ans).

 

L’explosion des plus hauts revenus

La montée des inégalités s’explique ensuite par très forte progression des plus hauts revenus. Aux Etats-Unis que les 1 % (centile) les mieux payés reçoivent à eux seuls 18 % de tous les revenus, comme en 1910, part tombée à 8 % en 1980. Le mouvement est moindre en Europe, mais va dans le même sens. De qui s’agit-il ? Essentiellement des « super cadres » de l’industrie et de la finance. Leurs super salaires ne se justifient pas par leur productivité, impossible à mesurer objectivement mais plutôt par l’absence de contrôle des actionnaires sur les rémunérations des dirigeants. Finalement la « grande compression » des revenus (Paul Krugman) n’aura été qu’une parenthèse historique. Les lois économiques n’expliquent pas tout : l’inégalité est aussi le résultat de choix sociétaux. Après 1968 en France, la politique de revalorisation du Smic, a marqué une inflexion stoppée jusqu’en 1983. A ce moment, la fiscalité sur les revenus dans tous les pays s’aligne sur les baisses d’impôts pratiquées par Reagan (Eisenhower n’hésitait pas à imposer les plus hauts revenus au taux marginal de 90 %).

 

Au XXI ° siècle un impôt mondial sur le capital?

Piketty nous prédit un avenir assez sombre. Il déploie des lois historiques qui sont le cœur de la contestation de l’ouvrage à cause de regroupement statistiques discutables. La croissance mondiale g ne devrait pas dépasser 2 % par an (avec une croissance démographique de 0,5% et des gains de productivité ou progrès technique réduits à 1,5 %. Si le rendement du capital r restait à à 5 %, alors l’effet de la loi « r>g » serait fatal. Cela pourrait même constituer une menace pour la démocratie. Sa critique diffère de celle de Marx qui voyait une contradiction interne au capitalisme. Les revenus du capital finiraient par « dévorer » une part croissante du revenu national. Non seulement les inégalités seraient insupportables, mais le risque de « bulles spéculatives » augmenterait et la croissance en serait affectée. Piketty imagine alors la mise en place d’un impôt mondial sur le patrimoine (par exemple 1% au-dessus de 1 million). Il permettrait d’abord d’atteindre un objectif de transparence financière avec la transmission automatique des informations bancaires. Mais surtout d’en redistribuer le produit à l’éducation et la recherche, seule manière d’augmenter la croissance et de réduire l’écart entre r et g. L’auteur a bien conscience qu’il s’agit d’une « utopie » mais croit qu’elle peut être « utile ». Même si on ne partage pas forcément sa solution, ni son pessimisme (en particulier sa conviction qu’il existe des lois historiques et séculaires en économie qui la ramènent à un état quasi stationnaire) on ne saurait lui reprocher de poser de vraies questions.

Christian Branthomme et Loïc Steffan