Rôle de l’intuition dans la science

Souvent j’entends ou je lis des propos qui me semblent erronés sur l’intuition. Je pense qu’ils ne prennent pas réellement en compte la façon dont l’intuition peut fonctionner dans la science.
Il y a une citation bien connue. « C’est une erreur flagrante que d’assimiler la science à la raison pure et à la logique, comme l’art à l’intuition et à l’émotion. » A. Koesler ou celle de Poincaré. « C’est avec la logique que nous prouvons et avec l’intuition que nous trouvons». Il était coutumier d’éclairs mathématiques intuitifs, qui survenaient à l’improviste, alors que le chercheur était occupé à tout autre chose. Convaincu du rôle de l’intuition dans la science mathématique, Poincaré a même consacré à l’intuition tout le premier chapitre de son livre « La Valeur de la science » (1905). Selon lui, qu’ils soient « petits ou grands », il distingue d’un côté les mathématiciens intuitifs, qu’il compare à de  « hardis cavaliers d’avant-garde » et… les autres, ceux qui « préoccupés de la logique, le nez dans leurs livres, n’abandonnent rien au hasard. » On pourrait aussi citer Einstein. Il tenait l’intuition en si haute estime qu’il disait d’elle qu’elle était  « le seul outil permettant d’accéder aux idées et aux découvertes ». Et le génie de désoler que l’intuition soit si malmenée dans nos sociétés occidentales : «Le mental intuitif est un don sacré et le mental rationnel est un serviteur fidèle. Nous avons créé une société qui honore le serviteur et a oublié le don. »
Il ne s’agit pas de raisonner de manière totalement irrationnelle. Mais de tester des causalités nouvelles et des combinaisons inexplorées. En cela et uniquement, si elle s’appuie sur une vaste connaissance initiale elle peut être féconde. Voici deux extrait du livre du Bassu « Au-delà du marché ». Ils permettent de comprendre comment celle-ci peut fonctionner. Ici l’exemple est l’économie. Mais les analogies que l’ont peut faire avec d’autres champs d’investigation me semblent évidentes. J’en ai cité d’autres en introduction. 

voici l’extrait.

Sur la compréhension

Quand j’affirme que ce livre veut approfondir la compréhension du fonctionnement de l’économie, ma proposition a un sens quelque peu inhabituel. Le mot « compréhension » peut s’entendre au moins de deux façons différentes. Lorsqu’une personne déclare qu’elle « comprend la théorie de l’équilibre général ou le théorème du point fixe de Brouwer », ou qu’elle « comprend la musique ou la psychologie humaine », dans les deux cas elle se réfère à des processus cognitifs cérébraux. Ces processus la conduisent à acquérir certaines informations, mais de manière différente. Dans le premier exemple, il s’agit d’une « compréhension technique », d’une capacité de reproduire ce que l’on comprend, et peut-être même de le prolonger et le modifier.

Dans le second exemple, quand un individu dit qu’il comprend la musique, il fait référence à une « compréhension intuitive{ ». Il est difficile de prouver à une autre personne que vous maîtrisez cette forme de compréhension. (C’est pourquoi il est plus simple de prétendre que vous comprenez la musique ou l’art, même si ce n’est nullement le cas.) Toutefois, à certains égards, il s’agit d’une compréhension plus profonde.

Prenez l’exemple d’un enfant souffrant d’une déficience intellectuelle. Un psychologue expérimenté le comprendra ; de même, son père, sa mère, son frère ou sa sœur, dépourvus de toute formation psychologique, en seront souvent également capables. Si la compréhension du premier sera plus proche de la « compréhension technique » définie précédemment, la compréhension du second sera plus intuitive. Dans de nombreux cas, les membres de la famille proche auront une meilleure idée de ce que l’enfant désire et de la façon dont il réagit à certains stimuli. Les parents, ou les frères et sœurs, sont parfois incapables d’expliquer comment ils parviennent à cette compréhension et donc de transmettre ces connaissances à une autre personne, mais la plupart des êtres humains qui ont vécu de telles situations savent que les parents, les frères et les sœurs ont une compréhension différente et, à certains égards, plus profonde que celle du psychologue professionnel. La compréhension intuitive peut évidemment être approfondie grâce à une formation professionnelle et devenir plus efficace si elle se combine avec une certaine compréhension technique. Les individus sont capables d’apprendre à mieux utiliser leur intuition.

La plupart des sciences formelles s’appuient sur des professionnels disposant de connaissances techniques. Leur qualité dépend de la discipline. Pour un ingénieur automobile, une bonne compréhension technique peut suffire, ou presque. Selon moi, dans la science économique, la compréhension intuitive joue un rôle beaucoup plus grand que ne l’admettent la plupart des spécialistes. Une bonne politique économique repose sur une « perception » subtile de la réalité, au-delà des théorèmes et des coefficients de régression, tout comme un bon entrepreneur ne domine pas uniquement les techniques de gestion et d’innovation, ou comme un conducteur expérimenté ne maîtrise pas seulement les mouvements des mains et des pieds nécessaires pour manœuvrer une voiture. Même si cela semble paradoxal, la nécessité d’une compréhension intuitive repose sur des raisons formelles. Je tenterai d’expliquer pourquoi.

Pour bien assimiler ce livre, il est crucial que vous compreniez de manière intuitive les matériaux présentés ici. Cet ouvrage n’a donc pas été écrit dans le même style qu’un texte économique classique. Au-delà du marché ne se contente pas de présenter un catalogue de résultats ; ce livre tente également de construire un point de vue rationnel, fondé sur des exemples pris dans le monde réel, et, élément encore plus important, il exhorte les lecteurs à une certaine introspection. En outre, un certain désapprentissage est nécessaire pour maîtriser les idées présentées dans ce livre. Les personnes qui ont appris beaucoup de théories ont du mal à voir le monde tel qu’il est vraiment. Ce n’est pas une fatalité – certains des auteurs contemporains les plus éclairés sont aussi des théoriciens raffinés – mais cela se produit souvent.

Les hypothèses et les axiomes des manuels d’économie ont tendance à évincer d’autres formes d’apprentissage, en particulier ce que nous apprend notre expérience quotidienne. Dans certains cas, ceux qui ont ingéré beaucoup de théorie cherchent aussi à apprendre de la vie réelle, mais la distorsion de leur vision causée par cet apprentissage excessivement abstrait les amène à percevoir seulement la confirmation de leurs présomptions.

Cela n’est pas surprenant : selon les recherches sur les « biais de confirmation » (Rabin et Shrag, 1999), les êtres humains ayant une opinion initiale tendent à trouver la confirmation de leur point de vue dans chaque nouvelle information qu’ils reçoivent. Lorsqu’on présente à deux personnes, l’une de droite et l’autre de gauche, une même série d’événements mondiaux nouveaux, leurs convictions respectives en sortent généralement renforcées. Lors d’une expérience fascinante à ce sujet (Bruner et Potter, 1964), on projeta à un groupe de personnes une image extrêmement floue sur un écran, image qui fut ensuite progressivement améliorée, mais pas au point de la rendre totalement déchiffrable. À la fin de l’expérience, on invita les spectateurs à deviner ce qu’elle représentait. Certains des participants furent autorisés à regarder l’écran dès le début (quand le flou était total) et d’autres un peu plus tard (lorsque l’image était moins floue). Fait intéressant, le premier groupe (qui avait pu observer l’image depuis le début et donc reçu davantage d’informations) trouva moins fréquemment la bonne réponse. Un quart d’entre eux avaient raison, tandis que la moitié de ceux qui avaient commencé à regarder l’image au moment où elle était moins floue avaient formulé une réponse correcte. L’explication la plus plausible tient au rôle du biais de confirmation. Ceux qui avaient commencé à regarder l’image plus tôt avaient élaboré un avis fondé sur une petite quantité d’informations, mais ce qu’ils avaient vu plus tard n’avait fait que confirmer leur opinion initiale.

Le problème ne vient pas du fait que la théorie économique moderne nous délivrerait un enseignement erroné : la plupart de ces livres nous apprennent des propositions fondées sur l’hypothèse (si) et sa conséquence éventuelle (alors) ; si tous les êtres humains sont rationnels, s’ils sont soumis à la loi de l’utilité marginale décroissante, et ainsi de suite, alors les propositions X, Y, Z en découleront. X pourrait être, par exemple, « le libre-échange augmente le revenu national ». Vivant dans un univers intellectuel régi par des si, tous les esprits, sauf les plus lucides, ont tendance à confondre cet univers avec le monde réel dans lequel ils vivent. Bien que les alors fassent partie des propositions si/alors, ils ne représentent qu’une partie secondaire de leur réalité. À certains égards, cela se déroule comme dans un spectacle de magie. Un bon magicien, en principe, vous montre tout, mais dirige votre attention sur certains objets. Au bout d’un certain temps, vous finissez par adopter le point de vue qu’il vous suggère : vous êtes fin prêt pour succomber à l’illusion qu’il a créée.

Ce livre tente de dissiper les illusions que nous avons acquises à force de répéter des affirmations doctrinaires, d’observer les « faits » économiques avec des œillères, et d’appliquer à la réalité les modèles qu’enseignent les manuels.

[…]

Sur la connaissance

Je vais reprendre un thème abordé à la fin du chapitre 1, mais je tiens d’abord à souligner une erreur fréquemment commise par les tenants de la théorie économique dominante lorsque des individus essaient d’acquérir et d’utiliser des connaissances. Une partie beaucoup trop importante de notre quête est gâchée par la conviction que nous avons déjà trouvé ce savoir. Notre quête de la connaissance scientifique devrait sans cesse être marquée par l’hésitation, le retour en arrière et le scepticisme. En outre, nous devons admettre que les intuitions et les informations acquises de façon non scientifique jouent un rôle crucial dans notre compréhension du monde. Lorsque nous essayons de rassembler les « faits objectifs », d’abandonner les sources « subjectives » de notre compréhension de la société et de l’économie (ce que j’appelle notre « connaissance intuitive »), nous courtisons l’échec. J’explicite ici mes raisons de soutenir une telle position, puis je laisserai de côté mes réserves et mes doutes implicites à ce sujet dans la suite de cet ouvrage.

Je ne m’intéresse pas ici à la théorie économique, puisque le savoir qu’elle nous offre ne repose pas sur une connaissance du monde mais plutôt sur des équivalences logiques. Par exemple, elle procède comme si l’histoire du monde avait commencé par un énorme triangle rectangle dessiné sur un champ immaculé : Ève se serait approprié deux carrés, dont chacun borde le côté adjacent à l’angle droit (le plus court) ; Adam aurait fait la même chose avec le côté opposé à l’angle droit (le plus long) ; et la superficie détenue par Adam équivaudrait à celle d’Ève. Cette hypothèse constitue bien sûr une sorte de savoir, mais je souhaite ici critiquer les connaissances qui dépassent les équivalences logiques. Je commencerai donc par analyser les affirmations empiriques les plus fondées en économie. Elles proviennent généralement d’expériences contrôlées ou d’analyses de régression des variables qui reposent sur des « instruments{77} » soigneusement sélectionnés.

Cette méthode est très répandue, notamment à cause de la précision de ses découvertes, mais aussi parce que, une fois qu’on obtient un résultat, on le comprend aisément. Prenons l’exemple d’un article particulièrement subtil (Chattopadhyay et Duflo, 2004) : les auteurs démontrent que, au Bengale occidental, en Inde, le fait qu’une femme dirige un panchayat, un conseil de village, influe sur les décisions prises ; par exemple, cela améliore l’approvisionnement local en eau.

Dans de nombreuses recherches empiriques, la causalité risque d’être l’inverse de ce que l’on souhaite démontrer. Par exemple, supposons que, dans des zones pauvres en ressources hydriques, les femmes (traditionnellement chargées de trouver de l’eau pour le foyer) soient tellement préoccupées par cette tâche qu’elles ne peuvent participer aux discussions du panchayat local. Cela créerait facilement l’impression que c’est la participation féminine aux réunions du panchayat qui améliore l’approvisionnement d’eau. Dans ce cas, la déduction serait fausse ; la causalité fonctionne dans l’autre sens. La nouvelle science économique empirique du développement, en utilisant une randomisation exogène, contourne ce problème. Il faut cependant corriger beaucoup d’idées fausses au sujet de cette méthode de connaissance scientifiquement acquise.

Tout d’abord, cette méthode ne nous aide pas à prédire l’avenir. Imaginons qu’un chercheur, en étudiant les effets de l’aspirine, en administre une faible dose (par exemple 150 milligrammes) à un échantillon aléatoire de passants dans les rues de Delhi. Et supposons qu’il découvre que, si une personne ayant mal à la tête prend de l’aspirine, ce médicament la soulage dans 90 % des cas. Appelons cela le « résultat de la recherche » (RR). Supposons maintenant que l’on vous demande quel est l’effet produit par l’absorption d’un cachet d’aspirine sur une sélection aléatoire d’habitants de Delhi alités à cause de leurs maux de tête. En vous fondant sur le RR, pourriez-vous affirmer que ce médicament pourrait les soulager ? La réponse devra être négative, puisque cet échantillon ne fait pas partie de la population initialement étudiée.

Demandons-nous maintenant comment utiliser le RR à des fins de prévision. Si, l’année prochaine, nous distribuons de l’aspirine aux passants à Delhi, pouvons-nous nous attendre à ce que ceux qui ont mal à la tête en tirent profit ? À strictement parler, la réponse est non. L’année prochaine, les habitants de Delhi ne correspondront pas à l’échantillon qui a produit le RR. Utiliser le RR en vue de prédire l’avenir, c’est comme mener une étude sur les effets de l’aspirine pour des passants pris au hasard, puis croire que ce résultat peut s’appliquer à ceux qui sont alités à cause d’un mal de tête. Si nous rejetons les enseignements tirés d’échantillons prélevés de manière partiale ou à partir d’une population inadéquate, nous devons également admettre que nous sommes incapables de prédire l’avenir. Cette conclusion, à son tour, signifie que nous ne sommes pas en mesure d’énoncer des prescriptions politiques, car elles représentent toujours des recommandations pour l’avenir.

On me rétorquera que, entre hier et demain, il n’existe pas de différence fondamentale, et qu’il n’y a donc aucune raison de s’attendre à ce qu’une relation vraie hier devienne fausse demain. Mais la différence entre hier et demain ne se réduit pas à une simple question chronologique. Entre hier et demain, la guerre ou la peste peuvent surgir ; entre le 11 août et le 11 octobre 2001, il y a eu le 11 Septembre.

On me répondra que les guerres et les épidémies ne modifient pas la structure du corps humain, et que nous pouvons nous attendre à ce que l’effet de l’aspirine soit le même dans l’avenir. Cet argument me semble raisonnable, mais, en l’avançant, nous concédons un rôle à l’intuition. Nous combinons notre constatation statistique avec notre « savoir » antérieur selon lequel, en matière de santé, les connaissances acquises à propos d’une population peuvent être appliquées à une autre. Nous hésiterons à le faire en ce qui concerne le rôle des femmes dans les panchayats, mais nous nous sentirons plus confiants quant aux effets de l’aspirine. Cela nous amène précisément au point que je veux souligner. Ces résultats statistiques ne sont pas inutiles pour la prédiction, mais il nous faut les combiner avec l’intuition subjective pour qu’ils deviennent utiles. Nous ne pouvons rejeter ce qui n’est pas scientifique et en même temps prétendre que notre méthode aurait un pouvoir prédictif.

Notre intuition ou nos jugements subjectifs varient. Avant qu’on administre de l’aspirine à un échantillon quelconque, nous pouvons nous en méfier ; mais si elle a soulagé un certain nombre de personnes l’an dernier, nous nous fierons davantage à son influence l’année suivante. De plus, notre confiance grandit par induction. Le fait que ce médicament ait fonctionné pour des passants pris au hasard dans la rue nous incite à croire que les effets seront aussi bénéfiques pour des personnes alitées, car nous pouvons pressentir que la posture d’une personne n’a aucun lien avec l’efficacité d’un médicament. Mais ces convictions n’ont aucun fondement objectif. Ce que nous croyons trop souvent être des réalités de ce monde ne sont que des prédispositions de notre esprit.

Passons maintenant de la prédiction à un autre problème de la connaissance. Supposons que vous connaissiez le RR (et supposiez que sa validité perdure). Vous marchez dans une rue de Delhi en ayant mal à la tête, et vous vous demandez si une aspirine pourrait vous soulager. Si vous n’appartenez pas à un échantillon représentatif des passants de Delhi, la réponse doit être négative. Vous connaissez beaucoup de choses sur vous-même que vous ignorez à propos d’autrui. Par conséquent, vous êtes incapable de tirer le moindre enseignement général pour vous-même de ce résultat de recherche. Cette constatation est plutôt inquiétante. Cela signifie que, chaque fois que je veux utiliser, pour moi-même, un résultat de recherche obtenu sur la base d’expériences bien contrôlées, je n’ai à proprement parler que très peu de raisons d’avoir foi dans ce résultat, puisque je n’appartiens pas à l’échantillon de la population étudiée. Cette conclusion est liée à la discussion ci-dessus. Quand il s’agit de décisions à propos de nous-mêmes ou de l’un de nos proches, nous avons de bonnes raisons de ne pas nous fier à une preuve scientifique et de faire plutôt confiance à notre propre connaissance intuitive.

Malgré mon inclination au scepticisme, je n’en suis pas pour autant un partisan inflexible (ce qui serait, de toute façon, contradictoire pour un sceptique). Sceptiques et adeptes de la nouvelle méthode empirique en matière d’économie du développement doivent se prémunir contre une erreur : celle de nier la multiplicité des modes d’acquisition des connaissances.

Pour le comprendre, examinons les enseignements que nous tirons d’expériences mal contrôlées, voire de l’absence d’expériences. Un enfant apprend, en grandissant, qu’un simple froncement de sourcils exprime le mécontentement et un sourire l’approbation ; qu’une gifle fait mal et qu’un massage apaise (notamment un massage du cou) ; que, lorsque des personnes pleurent, elles sont tristes ; et qu’elles sont heureuses quand elles rient. Supposons que le père d’une jeune fille l’interrompe chaque fois qu’elle procède à une déduction, et lui demande sans cesse si elle raisonne à partir d’un échantillon aléatoire approprié ou à partir de son expérience personnelle quotidienne. Et imaginons qu’il lui impose de se débarrasser de toutes ses connaissances ne provenant pas d’expériences aléatoires contrôlées. Cette enfant deviendra certainement une adulte mal informée. En effet, nos connaissances proviennent, de façon disproportionnée, d’expériences mal conduites et d’échantillons biaisés. Les connaissances que nous tirons d’études scientifiques (par exemple, le fait que l’absorption de 80 milligrammes d’aspirine par jour peut réduire de moitié le risque d’avoir une crise cardiaque et que la farine d’avoine réduit le cholestérol) ne représentent qu’une infime partie de ce que nous savons.

Nous avons, en effet, affaire à un casse-tête : comment pouvons-nous accumuler tellement de connaissances, étant donné les méthodes terriblement biaisées que nous utilisons pour recueillir des informations ? Trois réponses s’offrent à nous.

La première consiste à essayer de montrer comment, même si chaque personne utilise un échantillon biaisé, les biais tendent à s’annuler lorsque nous mettons en commun nos informations individuelles, notamment à travers la conversation et d’autres formes de communication. Ce serait un sujet de recherche passionnant pour ceux qui s’intéressent à la théorie des probabilités et de l’information.

Si cet exercice théorique se révèle futile (et jusqu’à ce qu’un tel résultat soit prouvé, mieux vaut procéder comme s’il était faux), alors nous avons le choix entre deux positions.

La première consiste à affirmer que notre savoir est très limité. Illusoires, une grande partie de nos connaissances sont des chimères. Plusieurs traditions religieuses et certains philosophes non croyants défendent une telle position. Une longue tradition grecque partage cette vision du monde, dont le représentant le plus célèbre est le philosophe Pyrrhon, au IVe siècle avant Jésus-Christ. Il ne nous a pas laissé d’écrits, tant il était sceptique quant à la valeur de l’écrit – mais son scepticisme aurait pu tout aussi bien lui inspirer l’attitude inverse, comme celle du sceptique Bertrand Russell, qui, lui, a beaucoup écrit. Pyrrhon aurait fait partie de l’expédition d’Alexandre jusqu’en Inde et en serait revenu plus humble parce qu’il y aurait rencontré des sadhus, des ascètes qui n’écrivaient pas et ne parlaient pas. Selon la légende, Pyrrhon aurait entendu l’un de ses professeurs appeler à l’aide après être tombé dans un fossé, mais il aurait poursuivi tranquillement son chemin parce qu’il ignorait si cet homme serait plus heureux à l’extérieur du fossé qu’à l’intérieur. L’enseignant malchanceux s’appelait Anaxarque ; ce philosophe partageait de nombreux points de vue avec Pyrrhon. Après que d’autres personnes l’eurent sorti du fossé, il adressa ses louanges à Pyrrhon qu’il avait vu longer le fossé avec un grand sang-froid (Laërce, 1925).

À l’inverse de ces positions extrêmes, Carnéade, un philosophe du IIe siècle avant Jésus-Christ, souligna qu’un sceptique n’avait nullement besoin d’adopter un comportement différent de celui d’un non-sceptique{79}. Rappelons, cependant, que Carnéade fut l’objet de moqueries à son époque parce qu’il plaida un jour en faveur de la justice et un autre jour contre elle. Enfin, le médecin et philosophe grec Sextus Empiricus (qui vécut au IIe siècle après Jésus-Christ) jugea que la principale conséquence du scepticisme était d’atteindre la tranquillité d’esprit lorsque l’on renonçait à la quête futile du savoir.

Voilà qui nous amène à la troisième réponse possible, fondée sur une vision évolutive de notre savoir. Il faut commencer par admettre que nous ignorons comment nous assimilons des connaissances, mais, si le savoir d’une personne ou la capacité d’en acquérir est transmissible, alors ceux qui ont des croyances ou des connaissances erronées – par exemple, ceux qui pensent qu’une personne a un comportement amical lorsqu’elle avance vers eux en fronçant les sourcils et en les menaçant d’un couteau – finiront par disparaître. Nos congénères savent donc qu’une pomme lancée en l’air tombera et qu’un couteau planté dans le corps d’une personne risque de la tuer. L’existence des habitants de cette planète prouve qu’ils ont survécu à la suite de leurs ancêtres au processus sélectif de l’évolution. Ceux qui avaient des connaissances totalement erronées, ou ne savaient pas observer correctement la nature, ne sont plus de ce monde. Selon cette théorie, il n’existe pas de bonne façon d’acquérir des connaissances. La nature est trop idiosyncrasique pour cela. Certains esprits sont synchronisés avec elle, d’autres pas. Les esprits de nos congénères, du simple fait qu’ils existent, sont dans une synchronie raisonnable avec la nature.

Ma position à propos du savoir se situe entre celle des sceptiques et celle des évolutionnistes. J’ai confiance dans notre intuition. Deux découvertes empiriques effectuées correctement peuvent faire écho avec l’une de nos intuitions – nous pensons simplement que, si elle était vraie dans le passé, il y a une chance raisonnable qu’elle le soit dans l’avenir et que l’autre ne le soit pas. J’aurais tendance à suivre mon intuition – tout en admettant que les intuitions peuvent mener à des impasses. Cela s’applique également aux résultats obtenus théoriquement. Certains ont l’air d’être justes ; d’autres pas. Je serais tenté de céder à mes sensations. Par conséquent, l’alternative ne se situe pas entre la théorie et les constatations empiriques{80}. Nous avons besoin des deux et devons ensuite utiliser notre intuition pour sélectionner les propositions adéquates et fonder nos recommandations politiques sur celles-ci.

Les économistes exigent toujours des preuves de causalité dans un travail de recherche mené par d’autres spécialistes. Quant à nous, nous jugeons qu’un article empirique met en avant des corrélations, mais pas des causalités. En réalité, il n’existe pas de véritable moyen de démontrer la causalité, que ce soit dans les articles écrits par d’autres personnes, ou dans les nôtres. En effet, j’ai quelques raisons de douter que la causalité soit une dimension objective présente dans la nature. Elle existe seulement dans la perception de l’observateur}.

Les êtres humains sont psychologiquement programmés pour penser en termes de causalité. Cette caractéristique utile de notre esprit nous permet d’être plus sûrs de nous. Et, ainsi que nous l’avons vu plus tôt, nous croyons que ce que notre esprit prend pour un élément causal est fiable parce qu’il est assez bien synchronisé avec la façon dont la nature fonctionne réellement, au terme de milliers d’années d’évolution.

En résumé, le savoir scientifique, pour être utile, doit se combiner avec l’intuition et une dose de scepticisme. Les fanatiques religieux possèdent une qualité appréciable : ils se méfient des connaissances scientifiques. Malheureusement, leur scepticisme disparaît totalement face à d’autres formes de savoirs qu’ils considèrent comme intouchables, et cette attitude leur est reprochée à juste titre. Inversement, aux personnes qui ont une foi aveugle dans la science, il est utile de rappeler que notre confiance absolue dans nos croyances glisse facilement vers l’optimisme fanatique des fondamentalistes religieux. Il nous faut toujours laisser un petit espace au doute et être prêts à admettre que, parfois, la science actuelle que nous prenons pour la source de la connaissance ne diffère guère de la « science » d’Aristote, ou pire, de la religion