Il faut sauver le soldat collapsologie

L’écologie politique peine à trouver des concepts mobilisateurs. Tous les autres termes qui pouvaient décrire les problèmes auxquels nous devons faire face sont morts au combat. Le terme anthropocène n’était pas mal mais il n’évoquait que l’influence de l’activité de l’homme sur le climat. Pas l’aspect systémique des problèmes.  Aucun n’a fait flores comme la collapsologie. On peut penser que c’est bien triste d’évoquer un aspect marketing pour diffuser une idée.  Je l’ai déjà exprimé dans un article mais la diffusion des idées a toujours ce petit côté publicité. Il faut connaître à minima la sémiologie et le mécanisme général d’adhésion ou de rejet d’une idée pour des raisons qui sont souvent très éloignées de ce que représente l’idée. On a testé cette logique avec succès dans de nombreux domaines. Sociologie de la recherche, combat politique, sociologie des marchés ou de l’attachement. On pourrait dire que cela ressemble fortement au combat culturel cher à Gramsci ou à la théorie des minorités agissantes de Moscovici en psychologie sociale. Des formulations plus anciennes.

Personnellement j’aime bien ce néologisme. Je le trouve encore meilleur quand on sait qu’il est né sur le bord d’un trottoir. Pour ceux qui ne savent pas, il a été inventé récemment pour désigner des travaux très disparates et différents qui font l’hypothèse que notre mode de vie basé sur l’exploitation des ressources naturelles et des énergies fossiles n’est pas durable et va s’effondrer. La formalisation de ce mécanisme apparaît avec les travaux du Club de Rome, même si de nombreuses réflexions  avaient formulé cette hypothèse sous forme d’intuition longtemps avant. La question du climat s’est ajoutée plus récemment dans la lignée des rapports du GIEC. Les travaux essaient d’émettre des hypothèses sur le moment de cet événement et sur les conséquences éventuelles. Je pense qu’il faut le défendre. Malgré ces défauts que je connais bien. Pourquoi ? Parce qu’il marche mieux qu’anthropocène ou d’autres mots.

Le mot collapsologie a une grande charge évocatrice. Il dispose de cette capacité intéressante de déclencher des imaginaires et/ou des mises en actions à partir d’un constat initial. On peut dire que c’est « une idée qui colle » pour paraphraser le titre d’un livre[i]. On va retenir assez facilement le concept. Pourquoi ? Tout d’abord, le mot traduit une idée assez simple. Un société ne peut pas croître indéfiniment. Rapidement les effets pervers en terme de pollution, de dégradation des écosystèmes et de dépassements des seuils se font jour et on constate que les gains liés à la croissance sont inférieurs aux désagréments. Ensuite la collapsologie est une idée inattendue qui télescope nos représentations de croissance perpétuelle. Elle est très évocatrice.  Pour le coup, je pense que c’est précisément ça qu’on lui reproche. C’est une idée assez concrète. On imagine assez facilement les conséquences d’une rupture d’approvisionnement de nos sociétés, ou de dégradations des infrastructures. Pénuries diverses et variées et potentiels conflits.  L’idée est crédible car elle s’appuie sur des recherches scientifiques qui montrent que cette probabilité est non négligeable. La force du concept tient dans la robustesse des travaux qui l’appuient : le Modèle de Meadows et son actualisation, le modèle Handy, les travaux de Servigne Jaconvici, Auzanneau, Giraud entre autres et les cris d’alarmes répétés des scientifiques. La collapsologie suscite des émotions fortes. Forcément, elle est très liée à l’angoisse eschatologique de la mort. D’où les rédactions épidermiques.  Mais cette émotion est contre balancée par le suffixe logos. La raison qui est annoncée dans l’étude des effondrements.  Enfin le mot permet de construire des narrations. En fait le mot coche toutes les cases d’une bonne idée qui est résumée par l’acronyme SUCCES en anglais (Simple, unexpected, concrete, credible, emotional, storie). Le mot a aussi tous les attributs qui définissent une bonne marque. Il est euphonique c’est-à-dire agréable à entendre et facile à prononcer. Il est facilement mémorisable. Il est très évocateur. Enfin il est très facilement déclinable à partir du radical. On peut parler de collapsonaute, de collapsosophe, de collapsophobe, etc.   . De fait, le mythe de la croissance infinie et du progrès continue porté par le capitalisme et la société thermo-industrielle se trouve totalement délégitimé quand on écoute ce contre-récit. Inéluctablement la collapsologie rencontre des résistances.  Immédiatement des chercheurs ont émis l’idée que la collapsologie serait une nouvelle croyance en la fin du monde qui en remplace d’autres. Il y a d’ailleurs des travaux très intéressants sur le sujet des croyances en la fin du monde. Mais il me semble que la collapsologie va bien au delà d’une simple croyance. Parce qu’elle s’appuie sur de la réflexion et du traitement d’informations scientifiques et qu’elle n’est pas si facilement réductible à un sentiment de type religieux ou a une vague intuition. Le mot collapsologie a toutes les qualités pour créer un « tipping point » pour reprendre l’expression de Malcolm Gladwell : la transformation d’une simple idée en un phénomène social. L’auteur pose l’hypothèse que les changements brusques  dans la diffusion des concepts ou des idées que l’on peut voir dans la société, pourraient être des épidémies sociales. L’idée est donc de savoir ce qui explique ces épidémies. Il faut 3 éléments. Un déclencheur, un élément qui marque les esprits et un environnement favorable. Pour le déclencheur, il peut venir d’un « connecteur » qui dispose d’un réseau social large, d’un «maven » qui est un espèce de geek passionné par un truc ou par des « commerciaux » qui sont des communicants qui savent rendre une idée ou un concept sexy.  Pour la communication ou l’élément qui marque les esprits le mot collapse est parfait. Enfin, il faut un environnement. La démission d’Hulot. Les éléments climatiques à répétition sont autant d’éléments qui favorisent la sensibilité à ce thème et donc la probabilité de tomber sur ce thème.

On connaît le mécanisme général de diffusion d’une idée

Dans l’un des textes fondateurs de la théorie de l’acteur-réseau (ou ANT), Callon propose une analyse en quatre étapes de la façon dont les idées se diffusent :

La problématisation : un acteur analyse une situation, définit le problème et propose une solution. Un concept ou une méthodologie d’étude d’un problème.

L’intéressement : d’autres acteurs deviennent intéressés par la solution proposée. Ils modifient leur affiliation à un certain groupe en faveur du nouvel acteur. En gros ils s’emparent du concept et dialoguent avec celui qui l’a promu. Ils utilisent moins les concepts qu’ils utilisaient précédemment et dialoguent moins avec la communauté d’acteurs qui est restée fidèle aux idées précédentes.

L’enrôlement : la solution est communément acceptée en tant que nouveau concept par un groupe qui va le promouvoir. Un nouveau réseau d’intérêts est ainsi créé. Si l’idée s’impose, ils auront une position préférentielle dans le concert des idées.

La mobilisation : le nouveau réseau débute son action en vue de la mise en oeuvre de la solution proposée ou de l’utilisation de l’idée. Les actants (c’est le nom donné aux acteurs pour marquer une nuance avec le sens commun du mot) essaient de devenir un « point de passage obligé » pour canaliser les divers intérêts dans la direction qu’ils souhaitent ou qui leur est favorable. Une « boîte noire » se met en place, qui n’est plus questionnée.

Ce changement, cette innovation (sociale ou économique) se fait par un processus de plusieurs étapes et épreuves dont l’issue est imprévisible au départ. Tout un réseau est en relation. Le compromis se fait par élaboration collective et intéressement de plus en plus large sous l’impulsion de « porte-parole ».

Ici le problème est clairement un problème de porte parole. Il s’agit d’exister et se démarquer pour essayer d’exister. C’est assez drôle de voir que certaines personnes ont la collapsologie honteuse.

Pourquoi la compréhension de ce mécanisme est-elle si importante ?

La position de porte-parole est importante. Si je parle d’ANT, de minorité agissante ou de combat culturel, je n’ai pas les même portes-parole qui peuvent dérouler leur vision du monde. On trouve cela dans tous les domaines. En ce moment, les laïques s’étripent entre eux pour savoir qui est légitime. Idem à gauche pour imposer sa grille de lecture. Je faisais une fois remarquer à un auteur que l’insécurité culturelle ressemblait beaucoup à la théorie de l’identité sociale. Oui c’est vrai mais cela ne génère pas les même leaders. Et la question est de taille. Pour des sujets moins structurés ou en construction, il y a pas mal de gens qui se verraient bien leaders d’un combat. Je ne compte plus les guéguerres picrocholines entre types appartenant au même camp pour ces histoires de leadership.  Ca me paraît toujours étrange.

La collapsologie est souvent mal définie. Certains auteurs qui défendent le terme ont commis des excès dans leur prise de parole publique. Mais je voudrais que les gens qui connaissent la difficulté de promouvoir les combats écologiques mesurent la chance que représente ce terme. Il parle aux gens. Les critiques radicaux de l’écologie politique ne s’y trompent pas. La virulence d’un Laurent Alexandre, s’explique par le fait que ce terme, a un pouvoir d’évocation tel que ses délires transhunamistes et technicistes sont remis en question. Ils sont même annihilés par la puissance du terme. Comme faire rêver avec son univers quand on comprend le rôle de l’énergie et des ressources ? Il voit bien que sa narration d’un avenir radieux fait de technique et d’augmentation de l’homme ne tient pas la route.

Voici la réponse d’un ami à ces critiques récurrentes : « Il y a quelques années, tout le monde se foutait de l’écologie, tout le monde se branlait du réchauffement, personne ne connaissait le concept d’effondrement et/ou le rapport meadows ! Aujourd’hui les Greta Tunberg, le GIEC, les Jancovici et autres « prophètes » se font laminer dans la presse ! C’est formidable car cela montre que ces sujets auparavant réservés à quelques-uns sont aujourd’hui centraux! La collapso où l’écologie sont des approches rationnelles et systémique du monde, en incluant justement de la complexité, rien à voir avec des dogmes basés sur les instincts primaires que flatte les -isme religieux ou politiques !! Merci de nous haïr bande d’ignares !! »

Encore aujourd’hui une tribune dans le monde. Je trouve la réponse de Pablo Servigne excellente : Le premier paragraphe rejoint EXACTEMENT le constat de « Comment tout peut s’effondrer » (2015).

– Les deux derniers paragraphes rejoignent EXACTEMENT le constat de « Une autre fin du monde est possible » (2018).

– Ainsi, Geneviève Ancel, Isabelle Delannoy, Gaël Giraud, Alain Grandjean, Jean Jouzel et Jacques Lecomte affirment que des effondrements majeurs sont possibles, qu’il faut un bouleversement complet de nos politiques, et qu’il faut plus de liens et de l’amour. Autrement dit, ils sont collapsologues ! Et oui, ils participent à la compréhension de la possibilité d’un effondrement de notre monde. Feraient-ils partie d’une nouvelle branche appelée « collapsologie positive » ? 😉

– Bon, alors pourquoi caricaturent-ils « les collapsologues » ? Pourquoi fabriquent-il un « épouvantail rhétorique » (par la caricature) pour mieux le descendre et s’en détacher ? Evidemment pour présenter une PETITE variation de posture qui permet d’exister. Alors que globalement nous sommes sur la même longueur d’onde. Ils veulent moins de peur et plus de « mesures » concrètes. Mais ils ont raison ! Voilà donc typiquement comment, grâce aux étiquettes, on ajoute de la confusion. Voilà comment on sépare au lieu de faire du lien. »

Je sens que le débat n’est pas terminé.

 

 

 

[i]  “Made to Stick Why Some Ideas Survive and Others Die”, Chip et Dan Heath,  Random House 2007