Lo retorn del tròc

« Retour vers le troc » : scénario d’une économie plus raisonnée

 

 

« Des idéogrammes désaccordés ». Dans Les Voix du silence, André Malraux décrit par cette formule l’étrange beauté des monnaies. Pourtant, avant d’avoir des pièces dans nos portefeuilles, il y eut tout un processus économique, historique, social et sociétal qui s’est notamment matérialisé par le troc. Quelques explications s’imposent.

 

La pratique du troc est très ancienne. Elle était, nous disent les historiens, le principal mode d’échange dans l’Egypte des pharaons ou chez les peuples amérindiens. Si en Occident, elle avait un peu disparu, cette « économie sans monnaie » retrouve aujourd’hui – avec l’émergence d’internet et des réseaux sociaux mais aussi à la faveur de la crise économique – un nouveau souffle. En effet, face à la pénurie, la pauvreté et le chômage ; certains n’ont eu d’autres choix que de se détourner du système d’échange monétaire classique pour opter pour la pratique du troc quand d’autres le font davantage par conviction.

 

Pourtant, le troc était plutôt tombé en désuétude. Cela s’explique par plusieurs raisons. D’abord, c’est un système économique qui exclut l’usage de la monnaie : les agents économiques échangent les marchandises les une contres les autres. Ce système n’est pas simple à appliquer. En effet, comment pouvez-vous juger qu’une poule équivaille à 10 œufs ? Ensuite, il faut trouver un partenaire à l’échange : il doit y avoir double coïncidence des besoins et une multitude de prix relatifs. Avec 10 biens, il faudra 45 prix relatifs, avec 100 biens, 4950 prix, etc. Enfin, ajoutez à cela que la marchandise n’est que rarement divisible et que le stockage de cette dernière a souvent un coût. En bref, le troc freine le développement des échanges. D’où l’apparition de la monnaie qui permet de faciliter les transactions.

 

« Un penchant naturel pour l’échange »

 

            « La division du travail est le produit d’un penchant naturel à tous les hommes qui les porte à trafiquer, à faire des trocs et des échanges d’une chose pour une autre ». C’est par ces termes qu’Adam Smith, économiste écossais (1723-1790) expliquait l’essor des échanges. Pour répondre à cette hausse des transactions, le passage d’une économie de troc à une économie monétaire fut nécessaire. Aujourd’hui, la monnaie est omniprésente dans notre vie quotidienne et constitue un instrument essentiel de l’activité économique. Si ses fonctions économiques ont été identifiées dès l’Antiquité – Aristote en avait d’ailleurs défini les piliers : la monnaie est un instrument d’échanges, de mesure des valeurs, de réserve de valeur – ses formes ont évolué vers une dématérialisation toujours plus importante.

 

Le lien et l’échange, pierre angulaire de la transaction économique et du troc

 

Derrière l’idée de monnaie fiduciaire, celle que nous utilisons tous les jours, transparaît la notion de confiance. D’ailleurs, l’intérêt, la réciprocité et la confiance sont les trois dimensions de l’échange mises en évidence par les économistes, les anthropologues et les sociologues. L’échange, à la base de toute transaction, exprime l’existence d’une relation de confiance ou de fidélité entre les partenaires selon Ferdinand Tönnies (1855-1936). Il naît ainsi de l’obligation de rendre d’une façon ou d’une autre ce que l’on a reçu d’autrui. Marcel Mauss (1873-1950), à partir des travaux de Bronislaw Malinowski (sur la kula) et de Franz Boas (sur le potlatch) montre que dans les sociétés primitives, les échanges s’effectuent sous formes d’échanges de dons réalisés selon des rites précis. Le troc possède ainsi des caractéristiques communes avec la monnaie. À l’exception qu’il dispose d’une dimension supplémentaire : il réaffirme l’intérêt pour le lien entre les individus. Dans le potlatch ou la kula, il ne s’agit pas de faire la meilleure affaire mais de maintenir un lien positif avec le partenaire de l’échange.

Le troc, réalité ou utopie ?

La monnaie d’aujourd’hui ne doit pas être simplement perçue comme un instrument d’échange. Elle est aussi et surtout un compromis social qui émerge d’une volonté politique. Un détail que trop nombreux, happés par l’idée de profit, oublient. Le troc permet non seulement de lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale, mais il permet aussi d’augmenter le pouvoir d’achat de chacun tout en renforçant le tissu social. Dans la perspective tracée par K. Polanyi (1886-1964), l’échange marchand ne relève pas de la seule sphère économique ; il est « encastré » dans le social. Et c’est là que le troc devient intéressant. Dans une société où le primat de l’individu devient inéluctable, où les inégalités augmentent (voir les travaux de Piketty et de Wilkinson), la monnaie voit une partie de son identité altérée. Le troc peut donc s’imposer comme une alternative – non pas nationale mais régionale -, qui couplerait une attitude éco-responsable à une attitude citoyenne. On peut d’ailleurs en trouver un exemple très concret à travers les systèmes d’échanges locaux (SEL) dont on dénombre pas moins de 600 associations en France. L’objectif ? Partager les savoir-faire et les marchandises dans le but de renforcer l’économie sociale et solidaire et les liens de proximité.

L’économie du troc – ou dans son acceptation la plus large du partage – peut-elle remplacer le capitalisme ? On peut en douter. Le troc possède le dynamisme de toute contre-culture ; mais dès lors qu’il prendra de l’ampleur, il aura tendance à se métamorphoser et à se diluer dans l’économie de marché. De plus, le troc et l’économie de partage en général – celle des vide-greniers, d’Emmaüs, d’eBay, ou des Restos du cœur – est le produit d’une économie de crise : solidaire et conviviale, elle est destinée à soigner les plaies du capitalisme, davantage qu’à le remplacer.

 

Pourquoi parler du troc ?

Il paraît statistiquement probable que la crise financière actuelle pose rapidement un problème majeur. Dans ce cas, l’économie du troc pourrait se substituer provisoirement à l’économie actuelle basée sur la monnaie. Dans leur livre Comment tout peut s’effondrer, Pablo Sevigne et Raphaël Stevens dessinent un scénario dans lequel notre système actuel collapse. En effet, partant du constat que les énergies fossiles diminuent, la croissance est vouée à disparaître. « Par conséquent, toutes les dettes ne seront jamais remboursées, et c’est tout notre système économique qui va s’effondrer comme un château de cartes ». Pour eux, il faut se mettre en transition dès aujourd’hui, ce qui constitue une opportunité pour changer le monde. Autrement dit, il faut construire des « réseaux des temps difficiles » qui permettent de retrouver le lien à la nature et aux communautés humaines. Parce que lorsque une civilisation s’effondre, schématiquement, il ne reste que les liens humains. Sans faire dans le catastrophisme, la question n’est pas tant de savoir comment éviter cet effondrement concernant la croissance mais davantage comment préparer demain différemment. Le troc semble une solution potentielle.

 

Le troc n’est pas la panacée et demande une vigilance

 

Cependant, la vigilance s’impose tout de même. Le troc est une réalité de l’histoire économique de l’humanité, mais, de cette réalité marginale, certains souhaitent parfois en reconstruire un mythe aussi performatif que dangereux. Jusqu’où les biens sont-ils partageables, échangeables et jusqu’où cela permettrait-il de réduire notre empreinte écologique ? Telles sont les questions à se poser. D’autant plus au vu de la crise écologique qui impacte très fortement notre modèle économique selon l’économiste, Gaël Giraud.

 

Par ailleurs, le troc ne permet pas de résoudre le problème de la collecte des impôts nécessaires au financement des services collectifs. Dans un Etat Providence jugé en crise (voir les travaux de Pierre Rosanvallon), l’impôt – même s’il doit être repensé selon Thomas Piketty – reste un des ciments du vivre ensemble. Quoi qu’il en soit, pouvoirs publics, entreprises et citoyens ont un rôle à jouer, face à un consommateur dont la motivation principale reste le pouvoir d’achat. Les préoccupations écologiques, éthiques et morales sans être absentes, seront secondaires. Penser demain est pourtant une obligation même si pour nombre d’entre nous, s’avouer la vérité reste quelque chose de brutal et violent. C’est pourquoi les initiatives régionales et locales sont à privilégier pour amorcer un changement qui – sans être une révolution – peut constituer une possible remise en question.

 

Axel Pittet

Loïc Steffan