Voici la réponse faite à un ami suite à sa question sur la démocratie. Il s’inquiétait de la désaffection et de la défiance vis-à-vis du politique.
La question étant importante, je vais essayer d’y répondre sincèrement. C’est une réponse à partir de divers livres sur le sujet et notamment « la démocratie, histoire, théories, pratique ». Au-delà du fait de savoir s’il faut compter les abstentionnistes ou obliger à les gens à voter comme cela existe dans certains pays, l’enjeu crucial est de permettre aux gens de savoir ce que le politique est capable de faire et que les gens connaissent les avantages et les inconvénients des différents choix qui s’offrent à eux sans verser dans la propagande. Il est par exemple illusoire de promettre la croissance quand la croissance potentielle (c-a-d maximale si tout va bien est de 0.4 %). Par ailleurs la défiance est telle aujourd’hui qu’il faut réfléchir à notre architecture institutionnelle pour que les gens se sentent représentés. En effet le rejet est si important qu’une proposition par trop séduisante pourrait emporter les vieilles forces politiques. On remet souvent en question le cadre de la cinquième république mais je crois que c’est surtout un sentiment de non représentativité et d’incapacité du politique à modifier le cours des choses qui est en jeu. Ce n’est pas insurmontable mais il faut de la volonté.
Petit retour en arrière.
La démocratie a déjà traversé deux grandes crises de croissance.
Le premier cycle de crise commence autour de 1880. Il coïncide avec une avancée majeure du principe démocratique : il accompagne la victoire du principe du suffrage universel partout en Europe, après des batailles très vives. Durant cette avancée, les régimes représentatifs traversent une crise profonde, sous deux aspects. Au plan politique, les gouvernants peinent à gérer l’irruption des masses en politique. Le parlementarisme devient alors l’objet de virulentes attaques, venant de tous bords. Au plan social, on assiste à l’organisation du mouvement ouvrier, qui suscite en retour l’émergence d’un conservatisme radical, le nationalisme. Cette période voit ainsi simultanément la victoire de la démocratie et la contestation de son principe politique, au nom d’idéologies révolutionnaires d’extrême droite et d’extrême gauche. La guerre de 1914 aura des effets démultiplicateurs sur cette crise et la série des régimes totalitaires apparaîtra dans son sillage.
Le second cycle de crise s’ouvre à partir du milieu des années 1970. Il se situe aux antipodes du premier, bien qu’il combine comme lui avancée et ébranlement de la démocratie. L’avancée consiste dans le ralliement général aux principes démocratiques. Pour la première fois, la démocratie devient un régime consensuel, sans adversaires idéologiques déclarés. Mais alors que la période des totalitarismes avait été marquée par une surpolitisation de la vie collective, la démocratie doit faire face à un problème inédit : la dépolitisation radicale. Cette dépolitisation est d’abord portée par l’économie, qui substitue les marchés aux cadres politiques disqualifiés par l’oppression qu’ils avaient exercée par le passé. Elle est aussi irriguée par la logique juridique de l’individualisme. Dans tous les domaines, le droit tend à remplacer la politique, car il apparaît comme un moyen commode de régler les litiges entre les personnes.
Il y a là un vrai problème car ces deux forces, l’économie et le droit, nous proposent ni plus ni moins qu’une sorte d’accomplissement de la démocratie en dehors de la politique. Du coup à quoi sert une implication dans le processus électif. L’effet le plus immédiat de cette contradiction, c’est que nous avons le sentiment de vivre dans un monde qui nous échappe, qu’il s’agisse par exemple d’économie ou d’écologie. Mais il nous échappe de notre fait, par notre volonté de le laisser marcher tout seul, au nom de la liberté des individus ! Nous avons dépossédé le politique de ses modes d’actions.
Résumons sur les crises qu’a traversé la démocratie
La première est une crise de la démocratie. Sa légitimité comme régime est radicalement contestée au profit de solutions qui se présentent comme alternatives ou supérieures. Nous traversons aujourd’hui une crise dans la démocratie. Les principes de la démocratie ne sont nullement remis en question, mais l’interprétation qui en est donnée conduit à la vider de toute substance.
Mais la démocratie est toujours un processus inachevé.
La démocratie c’est d’abord la prise de parole : revendications sociales et politiques en faveur des droits individuels et sociaux, luttes contre l’humiliation, pour l’égalité et pour le respect du droit de chacun à mener sa vie librement. Or ces prises de parole des citoyens doivent être entendues. La médiation par les partis, l’architecture électorale et les institutions viennent ensuite comme le résultat de cette prise de parole.
Les différentes possibilités de scénographies représentatives mettent en évidence un problème essentiel auquel toutes les démocraties sont confrontées : celui d’assurer à la fois la diversité des points de vue et l’unité de la collectivité, dans le but d’éviter la guerre civile. Il faut donc un équilibre et une place pour toutes les forces politiques significatives.
D’autre pays ont des institutions dont nous pourrions nous inspirer. L’Inde donne par exemple une place centrale à sa Cour constitutionnelle dès 1949, à un moment où les Français pensaient que la volonté générale, telle qu’elle s’exprimait dans la loi, n’avait besoin d’aucun encadrement. En Inde, les commissions électorales jouent un rôle très important : elles surveillent la régularité des élections et le découpage des circonscriptions alors qu’en France, c’est la majorité qui organise les découpages des circonscriptions, avec des arrières-pensées qui peuvent affecter le résultat des élections. L’étude comparée des institutions montre une chose : pour bien fonctionner, les démocraties ont besoin d’institutions qui exercent le pouvoir majoritaire, mais aussi d’institutions concurrentes et complémentaires, qui le limitent et le contrôlent et une place suffisante pour une opposition.
Les démocraties ont toujours marché sur deux pieds : les droits et la redistribution. Dans la dernière période, l’égalité de droit est allée en s’accroissant, ce qui en retour a renforcé la sensibilité aux discriminations et à un travail sur les droits des individus. Mais la démocratie, c’est aussi l’organisation de la vie commune et de la décision par la délibération. Les sociétés démocratiques déterminent ainsi les inégalités illégitimes et les formes d’égalité nécessaires. C’est la raison pour laquelle l’organisation de la vie démocratique passe nécessairement par la redistribution.
Il existe de nombreuses possibilités pour organiser la démocratie mais on peut affirmer qu’il y a une crise de la démocratie représentative.
La crise dont on parle est celle de la démocratie représentative. Au cœur de celle-ci, le processus électoral connaît un essoufflement qui se manifeste par le retrait des urnes. La France, souvent présentée comme un pays de forte participation aux élections locales, nationales et supranationales, atteint des records d’abstention.
Il existe cependant plusieurs types d’abstention : d’abord une abstention traditionnelle d’indifférence, quasiment incompressible. Elle traduit la distance que certains citoyens ont, pour des raisons essentiellement sociales et culturelles, vis-à-vis de l’univers politique qui leur paraît tellement loin, tellement étranger, qu’ils ne votent pas.
L’abstentionnisme qui se développe aujourd’hui est très différent. Il provient d’électeurs relativement bien insérés dans le système politique qui s’intéressent à la politique et qui utilisent l’abstention comme moyen de protestation. Mais il risque de revenir dans le jeu politique sous la forme de protestation et de participation à des mouvements sociaux. C’est d’autant plus problématique que les corps intermédiaires ont tendance à s’étioler.
Pour comprendre le phénomène, on peut utiliser les catégories que l’économiste Albert Hirschman avait mises au jour dans son livre Exit, Voice and Loyalty. Les organisations économiques ou politiques qui entrent en crise font face à deux types de stratégies : les stratégies d’exit, de sortie du système et les stratégies de voice, de protestation. Ce nouvel abstentionnisme mobilise des stratégies d’exit (la sortie du système électoral) qui sont mises au service de la voice (la protestation). Il y a là un indice du malaise vis-à-vis du processus électoral et de la démocratie représentative.
Mais les gens ne se désintéressent pas pour autant des problèmes politiques.
Un nouveau type de citoyenneté est en train de s’inventer. La politologue Pippa Norris a dirigé il y a quelques années un ouvrage intitulé Critical citizens, qui montre l’émergence d’un citoyen de plus en plus individué et stratégique. Il est de moins en moins encastré dans des références idéologiques et des organisations collectives comme les partis mais il est prêt à se mobiliser. Ce citoyen intermittent use plus fréquemment de l’abstention, mais de façon irrégulière. C’est un participant épisodique qui se donne la possibilité d’aller et venir dans le système électoral. On s’engage, l’espace d’un moment, d’une cause, d’un mouvement de mobilisation, puis on se retire… Éventuellement on reviendra plus tard dans une autre organisation militer pour une cause différente.
Ce nouveau type de citoyenneté, qui transforme profondément les démocraties représentatives, s’inscrit dans un mouvement de fond des sociétés. Face à ces phénomènes nouveaux qui traduisent une crise, on peut avoir un discours de la déploration, regretter l’amoindrissement de la fibre civique et critiquer les citoyens pour leur manque d’implication.
Ce n’est pas mon approche. Je pense au contraire que cette crise exprime une recomposition qui a des aspects positifs : ce nouveau type de citoyen développe ses propres capacités d’analyse, de réaction et de critique. Il est plus exigeant, plus à l’écoute de ce qui se dit sur la scène politique et souvent très informé. En fonction de l’évolution du discours politique, de la conjoncture et des images, il va changer de préférence, se rallier à un candidat parce que son discours l’aura convaincu sur un dossier important pour lui. Mais il peut changer d’avis très vite.
Au final, on assiste à un phénomène d’hybridation entre la croyance dans les vertus de l’action collective et le repli vers la sphère privée.
Cependant il ne faut pas être trop pessimiste. Aujourd’hui, l’attachement aux mécanismes de la démocratie est plus fort. La place pour les alternatives radicales, de droite ou de gauche, et le soutien qu’elles trouvent dans les opinions publiques sont beaucoup plus ténus qu’ils ne l’étaient dans les années 1920 et 1930. Il faut cependant éviter un trop grand délitement de la société sinon on pourrait assister à ce retour. D’où l’importance de la correction des inégalités et d’institution qui permettent au politique d’infléchir le cours des choses. Le politique doit toujours être premier par rapport à l’économie. Mais il me semble qu’il y a bien un enracinement profond des cultures civiques et démocratiques.
Mais peut-être que les gens croiraient d’autant plus à la démocratie qu’on aurait des leaders politiques européens, tenant d’une politique modeste qui dit sur quoi elle peut agir et qu’elle ne peut pas tout faire. La politique à l’heure de la désidéologisation doit devenir une politique à hauteur d’homme, qui n’est plus enkystée dans les grandes religions et les systèmes idéologiques. Pragmatique mais humaine et soucieuse des plus fragiles.
Il y a de nombreuses initiatives sur le web pour promouvoir le référendum d’initiative populaire (votation en Suisse) ou de nouvelle architecture démocratique (tirage au sort ou stochocratie par exemple) ou la réécriture de la constitution. Il faut l’entendre comme une volonté d’une meilleure efficacité de la démocratie. Les élus du système actuel doivent donc comprendre leur faible légitimité et se montrer plus humbles dans l’exercice de leur mandat au service de leurs concitoyens.
Je pense que le principal enjeu concerne la mise en place d’un dialogue de qualité qui permette de juguler les excès de jeu de pouvoir. Cela passe par une information de qualité qui permette de bien comprendre. Le web est ambivalent de ce point de vue. Il donne de l’information mais produit aussi du bruit et des bulles informationnelles qui peuvent empêcher de comprendre ce qui se passe.
Pour amener aux gens à s’intéresser à cela je crois à la logique de l’empowerment.
Devant l’impuissance des politiques publiques à enrayer la constitution de ghettos, l’administration Carter (1976-1980) décida de faire confiance aux habitants pour identifier leurs besoins et résoudre leurs problèmes. Ainsi apparurent les corporations de développement communautaire (CDC), entreprises privées à but non lucratif où les habitants ont voix prépondérante. Ils étaient chargées de réhabiliter les immeubles vacants et d’y reloger les familles. Elles ont peu à peu élargi leur champ d’action, impliquant les habitants dans la résolution des problèmes de sécurité (community policing), ou bien développant des écoles à la pédagogie adaptée (charter schools).
Une philosophie en tout point opposée à la politique de la ville française, qui ne s’occupe pas des personnes mais des lieux (zep, zones franches…), et se préoccupe avant tout de mixité sociale. Je reste persuadé qu’il faut s’occuper d’abord des gens, les entendre et essayer de résoudre leurs problèmes avec pragmatisme. Les programmes doivent donc avoir de la souplesse pour s’adapter à la réalité de chaque territoire. Mais dans ce cadre le principal écueil sera de ne pas sombrer dans le communautarisme qui ont tendance à se développer.