collapsologie : différence entre savoir et croyance

Avec Pierre Eric Sutter nous préparons un ouvrage intitulé n’ayons pas peur du collapse à paraître en avril aux éditions Desclée De Brouwer. Voici une réflexion sur le lien entre croyance et savoir qui est un extrait allégé et remanié de l’introduction. 

La collapsologie est un nouveau courant de réflexion qui fédère des connaissances issues de champs de recherche très différents mais qui répondent chacun dans leur domaine aux exigences de la falsifiabilité : biologie, géologie, science des énergies, théorie des systèmes, écologie, climatologie, économie, etc. Toutefois, ces champs de recherche sont régis par des paradigmes[1] et des protocoles différents ce qui fait qu’il est extrêmement complexe de les unifier sous une nouvelle science qui les coifferaient tous. C’est pour cette raison que la collapsologie ne peut accéder pour l’instant au statut de science[2], combien même elle s’appuie sur les données issues de divers champs de recherche utilisant les méthodologies en vigueur pour parvenir à des connaissances falsifiables, donc fiables. Il convient donc de rester prudent (et non méfiant) quant à la connaissance du monde qu’induit la collapsologie et son efficacité à relier différents concepts.

Cependant, les intuitions portées par la collapsologie s’apparente plus à des conjectures fondées qu’à des supputations farfelues. Si on applique le processus de « conjectures et réfutations » cher à Karl R. Popper[3] on s’aperçoit que réfuter la collapsologie est un art difficile pour ceux qui la critiquent, d’autant qu’il n’il n’y a pas plus de justifications crédibles à postuler la croissance infinie dans un monde fini. Certains croient trop à la capacité de la science à résoudre tous les problèmes pour assurer la perpétuation de nos sociétés. Ils refusent en revanche l’idée d’imbrication des problèmes qui rend nos sociétés très fragiles voire proches de l’effondrement. La collapsologie renvoie a un exercice de pensée et de projection dans le futur qui peut s’avérer très utile. Notre vécu immédiat, notre expérience immédiate du réel ne nous donne pas forcément les outils pour comprendre à temps ce qui se passe si nous comptons uniquement sur nos propres observations des atteintes à l’environnement.

Pour illustrer cette difficulté, Albert Jacquard[4] a imaginé une expérience de pensée qu’il nomme « l’équation du nénuphar ». Imaginons un nénuphar planté dans un grand lac qui aurait la propriété héréditaire de produire, chaque jour, un autre nénuphar. Au bout de trente jours, la totalité du lac est couverte et l’espèce meurt étouffée, privée d’espace et de nourriture. C’est ce qui pourrait arriver à nos sociétés dans un futur encore indéterminé si nous ne changeons pas nos modes de vie. Nous serions comme le nénuphar. Jacquard pose la question suivante : au bout de combien de jours les nénuphars vont-ils couvrir la moitié du lac ? La réponse n’est pas 15 jours, comme on pourrait le penser un peu hâtivement (ce que font la plupart des gens), mais bien 29 jours, c’est-à-dire la veille, puisque le double est obtenu chaque jour. L’auteur demande alors que nous fassions l’effort de s’imaginer à la place du nénuphar. A quel moment aurions-nous conscience que l’on s’apprête à manquer d’espace ? Il nous explique qu’au bout du 24ème jour, 97% de la surface du lac est encore disponible. Comme ce nénuphar, nous n’imaginons probablement pas la catastrophe qui se prépare et pourtant nous sommes à moins d’une semaine de l’extinction de l’espèce… Il faut s’habituer à ce type d’exercices de pensée et aux projections dans le futur par scénarii pour comprendre la portée de la narration collapsologique. C’est de difficulté conceptuelle et d’un manque de pratique d’exercices de pensée dont souffrent le plus grand nombre face aux annonces de la collapsologie. Si nous comptons uniquement sur nos sens et notre observation directe, nous risquons de découvrir l’alerte bien trop tard. Or la compréhension de l’évolution exponentielle du nénuphar, nous permet par analogie de comprendre les conséquences de l’évolution exponentielle d’une part de nos atteintes à l’environnement et d’autre part de nos habitudes excessives de consommations de ressources non-renouvelables.

La collapsologie s’appuyant sur les informations de première main de recherches scientifiques, elle décrit dans de nombreux domaines des phénomènes analogues à celui du nénuphar. Sa narration est non seulement fondée mais aussi crédible. A condition bien sûr, que les résultats de ces connaissances scientifiques ne soient pas mésinterprétés voire détournée à leur tour, pour déboucher sur des croyances infalsifiables ou pire, des idéologies. Cette narration n’est donc en rien une élucubration ; elle est fondée scientifiquement, elle n’a rien d’une idéologie, quand bien même certains l’utilisent pour tenter d’imposer la leur en insistant sur la peur générée par cette narration. Et c’est pour cela qu’elle provoque de la stupeur dans le grand public.

 

Grâce au concept de croyances et aux théories adjacente, on peut comprendre pourquoi se contenter d’une approche cognitive du collapse est insuffisante. Savoir n’est pas prendre conscience : connaître une information, aussi fondée soit-elle par la science, ne fait pas y adhérer et encore moins y croire. Ce n’est pas parce que l’on a lu un livre sur la conduite automobile que l’on a pris conscience des enjeux de la mécanique ou des risques environnants. De même, ce n’est pas en ayant lu des statistiques abstraites sur la disparition massive des insectes que l’on a pris concrètement la mesure de la réalité du phénomène, de ses enjeux et qu’ils font sens pour soi. Il faut que ces informations pénètrent dans le champ de conscience, pour passer de savoirs impersonnels purement cognitifs à une connaissance intentionnelle, qui fait sens pour l’existence du sujet, qui lui donne des raisons d’agir et donc qui la mobilise vers l’action. Ainsi, comme le suggère Chefurka[5], la conscientisation est lente et progressive. Nous allons voir dans la section suivante comment l’individu passe progressivement par plusieurs étapes qui le mènent d’un « sommeil profond » (ignorance des problèmes) à une pensée systémique (conscience d’une multitude de problèmes fortement interconnectés).

Tout les problèmes auxquels nous sommes confronté, nous les savons, mais nous refusons d’y croire[6]. C’est le volet liminaire de notre propos. Croire ce que l’on sait : le lecteur pourrait s’étonner d’un tel oxymore. Le savoir ne s’oppose-t-il pas à la croyance, le rationnel à l’irrationnel ? En théorie, oui ; le savoir n’a pas le même statut que la croyance, encore faut-il se mettre d’accord sur ces termes. Nous parlons ici de savoirs avérés scientifiquement d’une part et de croyances idéologiques au sens premier du terme de « systèmes d’idéaux » (laïques ou religieuses, individuelles ou collectives) d’autre part. Un savoir scientifique est régi par des règles de falsifiabilité qui font qu’il obtient le statut de vérité provisoire tant qu’une recherche scientifique ne vienne le préciser, l’approfondir ou le contredire. La croyance, quant à elle, est infalsifiable : on ne peut démontrer sa véracité, on ne peut prouver sa réalité dans les faits.  Or bien que les recherches scientifiques, rationnelles, soient légions, la majorité d’entre nous s’évertuent encore à agir irrationnellement, conformément à la fable de la croissance infinie dans un monde aux ressources finies, qui structure la vision du monde dominante du moment, celle du techno-capitalisme consumériste[7].

Bien que l’on sache que l’effondrement est en train de se produire, quel mécanisme peut-il nous pousser à refuser de le croire ? Tant que la narration collapsologique n’est pas intégrée dans notre représentation du réel, dans notre vision du monde, nous n’en sommes pas conscients. Dit autrement, on ne peut croire ce que l’on sait si l’on n’en a pas pris conscience, c’est le deuxième volet de la problématique. ce n’est pas être conscient. Les informations que présente la collapsologie seront déniées voire dénigrées tant que les informations sur les effondrements heurteront de plein fouet la vision du monde de ceux qui n’ont pas encore pris conscience de leur portée ou pire, qui refusent de les prendre en compte. Pour ces derniers, l’écart est trop grand entre l’imaginaire de progrès ou de croissance et celui d’un effondrement potentiel. L’acceptation de ce réel collapsologique n’aura pas lieu tant qu’il ne sera pas conforme aux croyances qui structurent la vision du monde ce ceux qui refusent la possibilité d’un effondrement. Ils ne le croiront pas tant qu’ils n’auront pas vécu une « métanoïa », cet élargissement du champ de conscience provoqué par une « conversion du regard », une reconfiguration de la vision du monde, comme nous le verrons dans la première partie.

Savoir n’est pas prendre conscience, même s’il est important de disposer d’informations pour remettre en cause sa vision du monde. Il faut par ailleurs le vouloir. Remettre en cause ses croyances suppose un effort, un exercice de volonté, car la remise en cause de ses croyances menace la cohérence de sa vision du monde, vision du monde que l’on partage le plus souvent avec son groupe d’appartenance. Or remettre en cause la vision du monde de son groupe d’appartenance c’est risquer d’être exclu de ce groupe et de perdre la sécurité que représente cette appartenance. C’est d’autant plus difficile lorsque cette vision du monde est la vision dominante de la société, celle de la « doxa[8] » ou bien-pensance du moment. Les chercheurs qui s’intéressent aux croyances montrent que lorsqu’un individu prend connaissance d’une croyance issue de son groupe d’appartenance qui lui paraît vraiment peu crédible pour son esprit rationnel (et que la science réfute), il va préférer taire ses critiques sur cette croyance et y adhérer plutôt que de risquer d’entrer en conflit avec les membres de son groupe.

Nous savons que notre société risque de s’effondrer, dans la foulée de l’effondrement de la biodiversité déjà en cours, si nous ne changeons pas nos modes de vie consuméristes. Mais nous ne faisons pas grand-chose pour changer ces derniers, le voudrait-on qu’on ne semble pas le pouvoir, d’ailleurs. C’est bien ce que l’on observe quand on analyse la portée de ce savoir dans nos sociétés consuméristes. Qu’est-il véhiculé comme discours ou politique à partir de cette information objective, validée par de nombreuses études scientifiques ? Que constate-t-on dans l’état d‘esprit de la majorité des dirigeants, décideurs et citoyens de la planète ? Au vu du bien trop peu de décisions prises à l’issue de la COP 25, force est de constater que malgré ces connaissances avérées, nous nous évertuons à faire comme si de rien n’était. Nous continuons à faire allégeance au mythe consumériste, cette croyance en la croissance infinie dans un monde aux ressources finies. Les sondages montrent[9] pourtant que nous savons par exemple que si ne réduisons pas nos déplacements en voiture pour aller travailler ou en avion pour partir en vacances, nous allons rejeter des gigatonnes de gaz à effet de serre (GES) que nos forêts peinent à absorber et que cela accroîtra avec une grande certitude la température de l’atmosphère. Nous le savons, mais nous ne faisons pas ce qu’il faudrait, ou si peu et cela aussi, nous le savons.

Pourquoi nous n’en faisions rien, malgré nos savoirs rationnels et intellectuels sur la question accessibles par tous, et continuons de perdurer dans nos habitudes délétères ? Pourquoi ne changeons-nous pas « d’ethos », de comportements et de modes d’être appropriés pour nous adapter à cet environnement en mouvance ? Nous savons bien que nous consommons une terre et demie par an, que notre mode de vie n’est pas soutenable, qu’est-ce qui nous empêche d’agir en conséquence ? Nous nous comportons comme des adolescents insouciants régis par le principe de plaisir, oublieux du principe de réalité ; quand allons-nous devenir des adultes responsables ? Pour les plus honnêtes ou les moins cyniques, nous avons l’intention de changer, mais savoir n’est pas pouvoir, troisième volet de notre problématique. Nous nous résolvons à consentir au changement mais nous n’en restons qu’au stade des belles intentions, nous remettons à demain toujours et encore les efforts à consentir, nous ne faisons rien concrètement pour changer nos actes et encore moins nos certitudes. Les sages de la Grèce antique appelaient cette attitude « acrasie » ou faiblesse de la volonté. Nous ne voulons pas remettre en cause notre confort de vie et les habitudes qui en résultent. Nous nous comportons comme ces fumeurs qui savent que fumer est néfaste pour la santé, comme cela a été prouvé scientifiquement, malgré les campagnes des lobbies conduites pour atténuer cette vérité, voire la masquer. Bien qu’ils connaissent cette information, ces fumeurs ne parviennent à adapter pas leur ethos, c’est-à-dire s’arrêter définitivement de fumer. Bien qu’ils en aient l’intention, ils continuent de fumer en s’en justifiant à l’aide de rationalisations du type : « les statistiques montrent que les cancers du poumon sont causés neuf fois sur dix par la cigarette, certes, mais je serai le dixième, d’autant qu’ils apparaissent à 65 ans, donc je suis tranquille jusqu’à cet âge ». Dans un ouvrage à paraître nous avons recensé de freins somatiques, psychiques et cognitifs viennent briser les élans qui résultent de nos plus belles intentions. Les connaître c’est les maîtriser et c’est en faire autant de leviers pour l’action appropriée. Nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas !…

 

[1] Selon Thomas Kuhn, un paradigme est en épistémologie un modèle cohérent du monde qui repose sur une discipline, un modèle théorique ou un courant de pensée qui fournit à un groupe de chercheurs des problèmes types à résoudre.

[2] Comme l’a indiqué Jacques Igalens dans The conversation https://theconversation.com/la-collapsologie-est-elle-une-science-87416

[3] Popper K. R.  « Conjectures et réfutations » Payot 2006, 612 p.

[4] Albert JACQUARD, L’Equation du nénuphar, Calmann-Lévy, 1998

[5] Paul Chefurka « climbing the ladder of of awarness » https://carolynbaker.net/2012/10/20/climbing-the-ladder-of-awareness-by-paul-chefurka/ La pertinence de cette échelle est discutée. Il n’y a pas encore de consensus scientifique à son égard mais elle se révèle intéressante pour décrire le mécanisme de prise de conscience. Il convient de l’utiliser avec précautions.

[6] Pour paraphraser la formule du philosophe JP DUPUY dans « Pour un catastrophisme éclairé » (Français) Poche – 16 avril 2004 : « Le pire n’est plus à venir mais déjà advenu, et ce que nous considérions comme impossible est désormais certain. Et pourtant nous refusons de croire à la réalité du danger, même si nous en constatons tous les jours la présence. Face à cette situation inédite, la théorie du risque ne suffit plus : c’est à l’inévitabilité de la catastrophe et non à sa simple possibilité que nous devons désormais nous confronter. »

[7] « Dans son principe même, la préoccupation écologique demeure essentiellement subversive et catastrophiste pour la raison nécessaire et suffisante qu’elle a d’ores et déjà sensibilisé une frange appréciable de l’opinion publique occidentale à cette vérité élémentaire qu’une croissance matérielle indéfinie dans un monde fini est un non-sens »  RENS Ivo, GRINEVALD Jacques, « Réflexions sur le catastrophisme actuel », in Collectif, Pour une histoire qualitative. Études offertes à Sven Stelling-Michaud, Genève, Presses universitaires romandes, 1975.

[8] Ensemble des opinions reçues sans discussion ni remise en cause car allant de soi, dans une culture ou une société donnée.

[9] ADEME, BOY (Daniel), RCB Conseil, 2018, Les représentations sociales de l’effet de serre et du changement climatique, 20° ed.