Je suis intimement convaincu que l’avenir n’est pas aux appli web mais à l’économie réelle de proximité et à des activités peu spectaculaires comme les métiers d’artisans ou d’agriculteurs. Il est préférable de miser sur des produits tangibles qui ont un effet d’entrainement sur le reste de l’économie. Il y aura certes de belles réussites sur l’économie du web et des applis et des outils qui peuvent rendre des services. Mais elles sont nécessairement marginales sur le nombre d’emplois créés.
Dans mon activité professionnelle, je participe à des concours de création d’entreprise et à des suivis de dossier de création d’entreprise. J’observe une survalorisation des projets qui concernent les services web et les applications mobiles de la part des jurys des concours et des financeurs. Le moindre projet, même mal ficelé, aura une oreille attentive de la part des gens qui attribuent les prix et financent. Et je vois régulièrement arriver en tête l’appli dont je pressens qu’elle ne dépassera pas les 50 clics…. Même les élèves ingénieurs qui auraient la capacité a créer des produits ou des services innovants se lancent généralement dans le rêve de l’application mobile qui leur assurera un succès immédiat et fulgurant. Pourquoi cela ?
Qui n’a pas en tête la réussite de quelques réussites spectaculaires comme amazon ou quelques autres pépites comme Uber ou AirBnB.
Pourquoi cet engouement ?
Pour tout dire, je pense que ce tropisme particulier est lié au fait que la mise initiale pour créer ce genre d’activité est très faible et que ce genre de service dispose d’une particularité essentielle : la scalabilité. Elle désigne la capacité d’un produit à s’adapter à un changement d’ordre de grandeur de la demande (montée en charge), en particulier sa capacité à maintenir ses fonctionnalités et ses performances en cas d’augmentation forte de la demande sans forcément de nombreux investissements. Il s’agit essentiellement d’acheter de la bande passante sur des serveurs et d’ajouter quelques collaborateurs. Et si le service trouve son public, c’est le Jackpot. Les services web utilisent aussi une propriété particulière des ventes en ligne que l’on nomme la longue traîne. Ce concept a été mis en lumière par Chris Anderson d’abord sur le site Wired puis fut l’objet d’un livre de celui-ci « La longue traîne-quand vendre moins, c’est vendre plus » collection champ essai. En explorant les statistiques de site comme Rhapsody, Netflix ou Amazon il a rapidement constaté que de nombreux produits qui ne généraient que quelques ventes représentaient une part significative du CA et que la règle des 20/80 (20 % des ventes, génèrent 80 % du CA) ne s’appliquait pas. En fait, les petits ventes (ou petits ruisseaux) faisant finalement de gros chiffres (ou grosses rivières). On a théorisé cela avec les lois de puissances que l’on observe un peu partout. Et de là on a pensé que de nombreux business pourraient germer en exploitant des niches et la curiosité insatiable des internautes. Chacun aurait sa place pour peu que le site ou le service trouve sa niche.
Mais la réalité est tout autre
On n’attend pas d’un financeur ou d’un décideur public qu’il se comporte avec la rationalité d’un joueur de loto. Une faible chance de gagner le gros lot mais comme la mise est faible, je joue quand même. A l’arrivé les sommes perdues sont énormes. Dans la vraie vie, on observe pourtant le phénomène inverse qui se nomme effet « superstar ». l’effet longue traîne est très faible et il ne modifie pas le marché et n’a pas d’impact sur la diversité culture ou l’offre de produit nous dit Daniel Kaplan. les blockbusters vendent plus que jamais. Pire, le gagnant rafle tout. c’est vrai pour les produits culturels comme pour les sites marchands ou les applis. D’où vient cette chute de la longue traine ? De la concentration du marché numérique. A mesure que la part des acteurs mondiaux se développe, la part des indépendants diminue de façon spectaculaire. La concentration autour de quelques acteurs mondiaux rend impossible la promotion de la diversité et l’emploi n’irrigue pas les territoires. Pire. Une fois acquise, la position de leadership comme celle d’Uber de d’AirBnB ou de quelques autres permet de réclamer un droit de péage exorbitant qui tue les acteurs locaux. Et ces entreprises ne sont pas attachées à un territoire. Elles vont aller où le vent de l’optimisation fiscale les porte. Naître sur de l’argent public et échapper à l’impôt… Quel beau paradoxe de la part des décideurs publics qui les choisissent et qui les survalorisent dans les concours et bourses au financement.
Les biais de probabilité
Le paradoxe d’Allais sur les espérances de gains et de perte et la théorie des perspectives de D. Kahneman et A. Tversky montrent que les individus évaluent de façon asymétrique leurs perspectives de perte et de gain. Ils évaluent aussi très mal probabilité faible comme dans le cas d’un gain avec une application web. On a tendance a surévaluer fortement la perspective de gain car le cerveau ne fait pas la différence entre une probabilité de 0.1 % et de 0.01 % qui sont pourtant très différentes.Face à un choix risqué conduisant à des gains, elles affichent une forte aversion au risque, préférant les solutions conduisant à une utilité espérée inférieure, mais plus sûre. Face à un choix risqué conduisant à des pertes, elles affichent une forte recherche de risque, préférant les solutions conduisant à une utilité espérée inférieure pourvu qu’il y ait une chance de diminuer les pertes. Ces deux exemples sont ainsi en contradiction avec la théorie de l’utilité espérée qui ne considère que les choix où l’utilité espérée est maximum. Les deux autres arguments mis en avant sont d’une part, l’effet d’échelle : une même différence de probabilité n’est pas vue de la même façon si elle est entre 0.99 et 1, et 0.2 et 0.21 par exemple. Il y a en particulier une forte différence de comportement près des extrêmes de probabilité 0 et 1. d’autre part les auteurs analysent l’assurance probabiliste : pour une utilité espérée égale, les gens préfèrent souscrire à une assurance normale plutôt qu’à une assurance ayant une probabilité de remboursement. Il faut donc avoir conscience de ce biais lorsqu’on prend le risque de financer des projets qui certes ne coûtent pas très chers mais qui ont un faible taux de succès.
Un gaspillage incroyable
Résultat : un gaspillage incroyable. le marché des applis est de 50 milliards de dollars. Ok mais ce n’est que 0.07 % du PIB mondial (on est dans les zones de probabilité faible). Songez qu’il y a 2 millions d’applis mobiles dans le monde (donc il est peu probable de sortir l’appli géniale). Aujourd’hui, selon Gartner, 90 % environ des applications payantes sont téléchargées moins de 500 fois par jour et ne génèrent pas de revenus. En 2018 une application sur 10 000 sera rentable. Vous avez bien lu. 0.01% des applis. Pour le jackpot c’est encore moins. Il faut relativiser. Donc on aura perdu de l’argent et du temps de développement les 9 999 autres fois. Je voudrais commenter le graphique suivant qui présente les taux de survie des entreprises à 5 ans. On voit que le taux de survie des entreprises de service est faible. C’est le plus bas. Les autres types d’entreprises auront aussi des échecs mais pourquoi concentrer tous les financements sur les start-up qui concernent le nième service
web à la c… La probabilité que le fablab du coin ou le service émerge est faible.Résultat : les pertes en capitaux investis s’accumulent alors qu’il y aurait de quoi financer pleins de produits peut être moins spectaculaires mais qui gagneront de l’argent. Certes potentiellement moins à chaque fois car il n’ y a pas de « gros lot », mais statistiquement plus en terme d’espérance mathématique.
Aujourd’hui l’argent est abondant et on prend des risques inconsidérés pour utiliser les liquidités générées par le quantitative easing. Investir dans la transition serait plus intelligent.
Ces activités ne créent pas d’emplois
Blablacar, c’est 400 emplois en Europe et encore cette application une application intéressante car elle permet une rationalisation des déplacements. Je n’ai pas les chiffres d’AirBnb mais la société est dans la tranche des moins de 50 emplois. Uber ? Quelques dizaines et pourtant, ils captent une part démentielle de la valeur ajoutée générée par les chauffeurs. Amazon 100 000 emplois dans le monde ce qui est très peu.
Emplois sédentaires, emplois nomades
Il y a en France, selon P-N Giraud, environ 30 % d’emplois « Nomades » – et 70 % d’emplois « Sédentaires ». Les « nomades » sont des emplois très qualifiés et mieux rémunérés, mais exposés à la compétition internationale. Ils se déplacent d’un territoire à l’autre au grès des opportunités. Mais l’effet d’entrainement de ces emplois se trouve dans l’industrie ou dans des secteurs à forte valeur ajoutée. Pas dans les services web à la c… Il faut les aider et œuvrer à la compétitivité de l’industrie. Ces emplois sont très importants car on observe qu’un territoire est plus riche et égalitaire quand la part relative de l’économie nomade est importante. Mais ils ont une autre particularité. Ils nécessitent de s’appuyer sur une économie d’emplois sédentaires dynamiques. Les collaborateurs des entreprises du premier groupe, ont des conjoints qui doivent pouvoir trouver du travail et sont consommateurs d’emplois sédentaires dans tous les secteurs d’activités. Un territoire aura d’autant plus de chance d’attirer de les emplois « nomades » que son secteur « sédentaire » est dynamique. Financez des artisans et des entreprises agricoles de proximités, des services de qualités et vous pourrez attirer par la qualité de vie.
Revenir au principe de réalité
Nous rentrons dans un monde contraint en énergie et en ressources. Nous aurons besoins de services de bases. Le temps des applis est compté. Il nous faudra des artisans et des métiers de base dans l’éducation, l’alimentation ou la santé. Les livres de Philippe Bihouix (l’âge des low-tech) ou de Stevens et Servigne (comment tout peut s’effondrer) ont maintenant 3 ans. Il est préférable d’investir dans du tangible plutôt que dans du rêve. J’ai quand même franchement envie de me marrer quand on nous bassine avec la french tech et la poubelle intelligente qui scanne nos codes barres pour nous dire dans quelle poubelle on va mettre nos déchets. Nous avons le droit de rêver mais pas de gaspiller des ressources qui sont de plus en plus rares. Si nous voulons rêver montons des spectacles et des produits culturels qui ne sont pas des gros consommateurs de ressources.
En conclusion
Arrêtons de financer des applis web à la c.. avec de l’argent public et des fablab chimériques. A chaque fois qu’une appli gagne un concours, elle gagne la bourse et les financements qui vont avec. Et les financeurs arrivent. Juste une question. Combien d’emplois ont-ils été créés avec cet argent ? Quasiment aucun, car le principe de la scalabilité et du « the winner take all » font qu’il n’y a pas pas d’emploi à la clef. Ou si peu. Combien d’entreprises moins spectaculaires mais avec des emplois à la clef auraient pu être créer avec cet argent. Je pense qu’un facteur 10 est une bonne approximation de la réalité. Pourtant ces entreprises « classiques » rejoignent la catégorie des « start trap ». Elles passent à la trappe faute de financement. Et c’est bien dommage. Et les décideurs publics qui promeuvent cette logique de court terme ont une responsabilité importante. Il faut rapidement corriger le tir.