Retour sur la catastrophe de Rouen et sur le DICRIM

La catastrophe de Rouen est l’occasion de revenir sur un document communal important qui s’appelle le DICRIM (le document d’information communal sur les risques majeurs). Conformément au décret du 11 octobre 1990, il recense les mesures de sauvegarde répondant aux risques naturels et technologiques majeurs sur le territoire de la commune.
On retrouve les modalités d’application dans le Décret 90-918 du 11 octobre 1990 et dans l’article L2211-1 du C.G.C.T.

Il contient les données locales, départementales et nationales nécessaires à l’information des citoyens au titre du droit à l’information. Élaboré à partir des informations disponibles transmises par le représentant de l’Etat dans le département, le Préfet, il contient quatre grands types d’informations :

– La connaissance des risques naturels et technologiques dans la commune,
– Les mesures prises par la commune, avec des exemples de réalisation,
– Les mesures de sauvegarde à respecter en cas de danger ou d’alerte,
– Le plan d’affichage de ces consignes : le maire définit le plan d’affichage réglementaire dans la commune, dans les locaux et terrains mentionnés dans le décret, selon l’arrêté du 27 mai 2003 relatif à l’affichage des consignes de sécurité devant être portées à la connaissance du public.

Le plan figure dans le DICRIM. Les propriétaires ou exploitants des locaux et terrains concernés par l’information doivent assurer, eux-mêmes, l’affichage. Ainsi que toutes informations que le Maire peut juger utiles pour le citoyen ou les documents ayant été utilisés ou à venir lors de campagnes de communication (affiches, dépliants, brochures…),

La forme du document retenue par le maire lui est propre : il n’y a pas lieu à définir a priori les aspects graphiques du document.

Pour la ville d’Albi vous pouvez le trouver en suivant ce lien.

Ca c’est la théorie. Mais dans la réalité, il y a des enjeux économiques forts. Il y a des pressions et des négociations entre les pouvoirs publics et les industriels. Voici le témoignage d’un ami dans une ville d’importance. Vous comprendrez que pour des questions de confidentialité, le document a été rendu anonyme.

Le voici in extenso (quand le texte est en italique c’est lui qui parle sinon j’ajoute des commentaires) :

« Mon témoignage concerne la gestion des sites Seveso, je pense que ça pourrait t’intéresser…

Je crois que ça remonte à 8 ou 10, lorsque j’étais élu municipal à ……………….., et conseiller d’agglomération en charge du développement économique. Et à cette occasion j’ai fait partie d’une série de réunions en préfecture sur un site classé Sévéso situé à ………….. On a mis en place une série de réunions qui étaient présidées par le secrétaire général de la préfecture, et qui comprenaient les services de la DREAL, des élus de l’agglomération (pour ma part je représentais le maire de…………, les autres élus venaient d’autres communes de l’agglomération, avec une répartition paritaire droite-gauche)… et les représentants de la société concernée. (le PDG + 2 ou 3 experts en risques industriels de la société).

Mais avant de commencer, un petit point chronologique sur la législation concernant les sites Sévéso (je fais de mémoire, et j’essaie d’être concis…) :
– 2001 : accident AZF.
– 2003 : loi Bachelot sur les risques industriels. Les services préfectoraux ont 5 ans pour refaire leurs cartes des zones à risque, étant donné que ce qui était considéré comme un risque tous les 10.000 ans est désormais en zone « rouge » (classée à risque… alors qu’avant seuls les sites ayant un risque millénaire étaient en zone rouge)
– 2008 : les services préfectoraux commencent à faire circuler leurs cartes des zones à risque.
– 2008-2012 : séries de tractations dans les préfectures avec les industriels pour leur demander de se mettre en conformité avec la nouvelle législation.

Le document en lien  explique assez bien la chronologie 2008-2012 et les textes qui s’appliquent. Ca correspond assez bien à ce qui s’est passé chez moi.

Dans la ville concernée,  il y avait un site de stockage d’hydrocarbure appartenant à la société ……………………………… Les nouvelles cartes de zones à risque de la préfecture faisaient apparaître une zone rouge et une zone orange sur toute une zone industrielle. Si on appliquait la loi Bachelot de 2003, il fallait déménager toutes les entreprises de la zone, soit un coût total de 60 millions, estimation basse. Ce qui représentait le plus de risques, c’étaient les temps de charge et de décharge des citernes d’hydrocarbures, entre le train et les cuves du site.

Dès la 1ère réunion, le secrétaire général de la préfecture nous a exposé les faits suivants :

  1. La loi de 2003 demande de déménager toutes les entreprises et habitations situées en « zone à risque »… mais il n’est nul part écrit qui doit assumer le financement des déménagements en question.
  2. Il lui paraît logique (selon sa logique à lui, représentant de l’Etat), que le coût soit réparti en trois tiers entre l’Etat, l’agglomération, et l’entreprise qui est à l’origine du risque. L’Etat parce que c’est lui qui a fait la loi (donc il en assume en partie les conséquences), l’agglomération parce que c’est elle qui, à l’origine, a autorisé l’implantation de l’activité qui aujourd’hui pose problème, et l’entreprise, parce que le risque vient de son activité à elle.
  3. Nous sommes, selon lui, les parmi les premiers à organiser ce genre de réunion. En gros notre agglomération serait le plus petit budget de mise en application de la loi de 2003. Pour la vallée du Rhône, ça risque de coûter des milliards, étant donné qu’en cas d’explosion de l’un des sites d’hydrocarbures, il y a risque de propagation en chaîne à tous les sites de la vallée. (oui vous avez bien lu. toute la vallée du Rhone). L’Etat veut donc commencer par un plus petit problème, pour que ça fasse école, et qu’on s’en serve pour les autres cas plus épineux. (En clair : si l’Etat arrive à refourguer le principe du financement par 3 tiers, Etat-agglomération-industriel, ça va faire jurisprudence pour la suite).

Puis, afin de bien nous faire comprendre les enjeux, il cède la parole aux ingénieurs de la DREAL, avec power point explicatif. En gros, la zone rouge, en cas d’explosion, c’est Auschwitz (c’est le mot employé par les ingénieurs DREAL) : zéro survivant, tous brûlés vifs dans des conditions atroces. En zone orange, il y aura quelques survivants ; en zone jaune, les bâtiments sont détruits mais les personnes qui s’y trouvent peuvent en réchapper.

L’industriel refuse complètement de financer quoi que ce soit : c’est l’Etat qui a fait la loi, c’est à l’Etat de payer. Et il conteste même la pertinence de la loi Bachelot : son site représente un risque tous les 10.000 ans, pour lui c’est peanuts.

Je prends alors la parole : je demande au secrétaire général combien il y a de sites de ce type en France. Il me répond environ 600. Je me tourne donc vers le PDG de la société d’hydrocarbure et je lui dis : « 600 sites avec chacun un risque tous les 10.000 ans, ça fait au niveau national un risque tous les 16-17 ans qu’il y ait une explosion quelque part en France. » Le secrétaire général se lance un regard de type « bien vu ! » Donc là du coup, ça calme le débat…

Pour nous, élus de l’agglomération, c’est quand même un peu fort de café de devoir payer (et 20 millions, c’est énorme pour nos finances !). Mais la priorité, c’est la sécurité des habitants, et aussi la pérennité des entreprises installées sur cette zone industrielle. D’autant qu’il y avait la propriétaire de l’un des terrains qui, lors d’une réunion publique, se disait ruinée et avait menacé de se suicider (devant nous !) si nous ne trouvions pas de solution…

Ensuite, dès cette 1ère réunion, l’un des élus de l’agglomération a demandé aux services de la préfecture s’il n’y avait pas une autre solution : plutôt que de déménager toutes les entreprises (coût de 60 millions au bas mot), pourquoi ne pas seulement déménager le site d’hydrocarbures ?
… En fait les services de la préfecture avaient déjà planché sur cette solution : ça ramenait le coût à 13 millions, estimation haute. Nous, du côté des élus, on était pour évidemment ! Mais à ce moment-là le PDG de l’entreprise d’hydrocarbure ne veut rien entendre : il ne payera pas, il ne déplacera pas son site d’hydrocarbure, la loi c’est l’Etat qui l’a faite, c’est à l’Etat d’en assumer les conséquences financières. Rien ne l’oblige à payer, etc.

Nous avons fait au total, je crois, 5 réunions en préfecture. Partie de poker permanente : ils acceptaient de payer, mais en augmentant à chaque fois leurs exigences. A la fin nous leur avions trouvé un terrain idéal. Un véritable mouton à 5 pattes : à la fois loin de toute agglomération, mais facilement accessible au ferroviaire. L’agglomération et l’Etat s’engageaient même à prendre en charge la construction du nouvel accès ferroviaire.
Bref tout était calé…

Puis, lors de la dernière réunion, la préfecture nous a fait savoir qu’ils avaient trouvé une autre solution, arrangée à l’amiable (et dans notre dos) avec la société d’hydrocarbure…

L’approvisionnement des hydrocarbures ne se ferait plus par le train, mais par camion. Cela multipliait les opérations de charge et de décharge, mais cela divisait les volumes, donc statistiquement ça diminuait les risques. Par miracle la zone rouge est passée au jaune sur les cartes.

On sait pourtant que plus d’opérations de charge et de décharge génère plus de risques, mais statistiquement mieux répartis, et surtout plus de camions à citerne dans notre agglomération !

Le bilan de l’opération a été que plus personne n’a plus eu d’obligation de verser un seul kopek… mais par contre le prix du foncier de la zone industrielle a dégringolé !

... Et comme nous l’avait annoncé le secrétaire général lors de la 1ère réunion : cette « négociation » a fait jurisprudence pour le reste du territoire français.
Il n’y a pas eu ou si peu, à ma connaissance, de déménagement d’entreprises ou d’habitations situées dans des zones à risque (mais à vérifier). Il a suffi de modifier les modalités d’approvisionnement pour que ça passe sous les radars statistiques.

 Dans les faits il y a eu peu de déménagements mais il y a eu beaucoup de cartes de zones à risque remaniées (du rouge transformé en jaune par miracle).

Ce qui pose problème, principalement, avec Rouen est ce qui suit : normalement les préfectures sont sensées avoir tous les éléments sur les risques industriels d’un site, parce que les industriels sont sensés communiquer tous les éléments. Normalement ce sont des données précises, avec des formules chimiques. Pas de la pifométrie et des histoires de galettes noires dont on ne sait pas trop ce que c’est.

Les services de la DREAL sont des gens très compétents, très pointilleux, qui vont chercher jusqu’à la moindre petite bête. Rien de commun avec l’amateurisme qu’on nous a donné à voir dans ce cas d’espèce. Il y a donc un problème manifeste qui peut être interprété de diverses manières.

Soit l’industriel n’a pas rempli ses obligations et n’a pas été embêté. On sait que la procédure d’évaluation environnementale a reçu des coups de canif par l’ordonnance du 3 août 2016 et son décret d’application (n° 2016-1110) suivis de près par le décret du 4 juin 2018 (n° 2018-435). Pour les ICPE (installations classées pour la protection de l’environnement), le texte modifie en particulier la nomenclature.  Pour plus de détail voir ce lien. Soit la préfecture ne souhaite pas communiquer pour des raisons qui m’échappent.

Mais pour moi, ma grande inquiétude, c’est la vallée du Rhône : j’ai frémi lorsque le secrétaire général nous a annoncé (avec gestes d’acquiescement des ingénieurs DREAL) que si jamais il y avait un pépin dans la vallée du Rhône, il y avait risque de propagation en chaîne dans toute la vallée.

Je suis toujours très surpris de la quantité d’analyses et de la somme de technicité des services préfectoraux, et de voir comment ça se termine à la fin par des décisions au doigt mouillé quand les enjeux financiers amènent à des décisions mal ficelées pour protéger l’emploi et des positions économiques.

c’est la façon dont sont construits les critères, qui imposent des seuils statistiques… et pour y échapper il suffit de passer en-dessous de ces seuils statistiques, non pas en agissant vraiment, mais en jouant avec les mots. »

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