Deux tribunes aux titres évocateurs se sont succédées dans le journal le monde. « Le projet de loi El Khomri représente une avancée pour les plus fragiles » affirmait une groupe d’économistes à la suite de Jean Tirole. « La “loi travail” ne réduira pas le chômage » titrait une autre collectif regroupé autour de Thomas Piketty. Joli débat entre économistes, par tribunes interposées, mais qui croire ? Au lieu de regarder le pédigrée des protagonistes ou leur proximité avec tel ou tel bord politique, nous allons essayer de développer, les points de convergence et de divergence et, surtout, nous interroger sur les éléments de preuve avancés par les deux « camps ».
La méthode des économistes
Les économistes conduisent des raisonnements à base de modèles et analysent ensuite ou conjointement des données. Les modèles aident l’économiste à forger des expériences de pensée souvent utiles. Mais l’arbitre d’un débat, c’est le test empirique. L’adéquation des données disponibles aux modèles et leur remise en cause éventuelle. Les progrès considérables de l’informatique et des traitements des données permettent aujourd’hui des avancées majeures dans la compréhension des mécanismes économiques. Il sera alors peut être possible de sortir de l’idéologie encore trop présente dans cette discipline, même si la neutralité axiologique est très difficile voire impossible à obtenir.
Le contexte actuel
Avec un jeune sur quatre au chômage, la situation est alarmante en France (21ème sur 28 en Europe). Les CDD représentent 90 % des embauches. Voulant s’inspirer de différents modèles de «flexisécurité », (dont le Danemark fut le pionnier), le gouvernement projette une refonte partielle du code du travail. Ce projet a déclenché une tempête de réactions syndicales et une pétition hostile qui dépasse le million de signataires. Analysons les effets de ces mesures.
Le paradoxe de la flexibilité de l’emploi
Selon le premier collectif d’économistes (Tirole, Aghion, Blanchard notamment), la réforme du code du travail proposée par Myriam El Khomri irait dans le bon sens. Comment ? En réduisant le coût et l’incertitude qui accompagnent les décisions de licenciement et d’embauche. Moins un licenciement est coûteux ou « difficile », plus un employeur sera incité à embaucher en CDI. Plusieurs études empiriques aux USA confirmeraient ce lien. Dans un environnement économique instable la demande dépend de la conjoncture, du changement technique ou de la compétition mondiale. La rigidité du contrat de travail nuit indéniablement à l’emploi des plus fragiles (les jeunes et les non diplômés). C’est le sens du soutien apporté par ces économistes. Le projet veut limiter la durée de la procédure de licenciement (le juge reste décisionnaire). Il donne aussi une définition précise du licenciement économique : une baisse des résultats plusieurs trimestres consécutifs. Les syndicats redoutent des fermetures de sites en France par des firmes multinationales pourtant prospères. De même, pour raccourcir la procédure aux prud’hommes, le projet propose un barème d’indemnisation (de 3 à 15 mois de salaires), en fonction de l’ancienneté du salarié licencié. Les syndicats y voient un dessaisissement de leurs compétences prud’homales et un affaiblissement de leur influence.
Le poids de la crise
Pour l’autre groupe d’économistes (Piketty, Askenasy, etc.), le chômage résulte de la politique macroéconomique qui a accompagnée la crise de 2007. Le taux de chômage est passé de 7 % à 10 %. la tentative de réduction rapide du déficit budgétaire a contracté la demande et l’emploi. A la suite de Bertola, Bassani ou Duval, ils affirment que les protections contre le licenciement conduisent à amortir les chocs, à la hausse comme à la baisse et qu’il n’y a pas de lien entre protection et chômage. Le mécanisme à l’œuvre est simple. Les coûts de licenciement conduisent les entreprises à gérer dans la durée la main-d’œuvre : moins de licenciements en période de crise, moins d’embauches en période de d’expansion. Au final, l’analyse de l’ensemble des études empiriques disponibles penchent plutôt vers ce mécanisme.
Le référendum d’entreprise pour moduler la durée du travail
Une autre innovation est l’extension du referendum d’entreprise sur la durée du travail. On a vu l’Allemagne en 2009, touchée de plein fouet par la chute de ses exportations, absorber ce choc grâce à des accords « défensifs » de temps partiel. Cet exemple avait inspiré l’ANI de 2013 (Accord National Interprofessionnel de sécurisation de l’emploi). Aujourd’hui, le gouvernement veut des « accords offensifs » pour améliorer la compétitivité et l’emploi potentiel. Par exemple, le personnel pourra signer un accord de modulation des horaires à la demande de syndicats (représentant au minimum 30 % des voix aux élections professionnelles). Il devient possible de signer des accords au plan local qui dérogent aux accords de branche. La durée légale des 35 heures et les seuils de 48 et 60 heures dans certaines branches ne sont pas remises en cause, ni les bonifications des heures supplémentaires. Mais plusieurs syndicats dénoncent la possibilité d’un « chantage à l’emploi », et redoutent une perte de leur influence au plan national. Au contraire, selon la ministre du « Dialogue social », qui souhaite augmenter de 20% le crédit d’heures des délégués syndicaux, « il n’y aura pas de souplesse sans négociation. Le besoin de souplesse des entreprises les poussera à des accords qui seront équitables ». Elle souhaite aussi augmenter les moyens alloués aux syndicats. Le faible taux de syndicalisation de la France (7,7 %; une des plus faible de l’OCDE) semble lui donner raison.
Sécuriser les parcours professionnels
La création du compte personnel d’activité (CPA) à compter du 1/01/17 est le complément sécuritaire de la flexibilité. Un spécialiste du travail, interrogé par mes soins m’indique que celui-ci est pour l’instant une coquille vide mais une bonne idée. Il accompagnera le travailleur au long d’un parcours professionnel, dont on prévoit qu’il nécessitera de nombreuses adaptations. Ouvert à tous les statuts d’actifs (salariés, indépendants, demandeurs d’emploi), il sera mobilisable pour financer une formation, une création d’entreprise ou un bilan de compétence. Il donnera aussi droit à une formation qualifiante aux jeunes sortis de l’école sans diplômes ( 120 mille chaque année). Le projet soumet à la négociation collective obligatoire un « droit à la déconnexion » numérique pour combattre le « burn out » (épuisement professionnel). Enfin les entreprises de moins de 50 salariés, pourront mettre en place des conventions en « forfaits-jours » avec des travailleurs autonomes dans l’organisation de leur emploi du temps.
Limites de la flexisécurité et conditions du dialogue social
Spécialiste du droit du travail, Alain Supiot, du Collège de France, est favorable au compte personnel de formation mais critique une flexibilité « néo-libérale » et des accords d’entreprise « limitant la capacité de résistance » que les salariés tirent des conventions collectives négociées au niveau des branches. La flexisécurité n’est donc pas une panacée. Chaque pays a ses spécificités, peu transposables. Ainsi le Danemark allie une flexibilité totale des emplois (pas de CDI) à un niveau élevé d’allocations et d’accompagnement des chômeurs. A l’échelle de la France, selon Guillaume Duval d’Alternatives économiques, cela représenterait un doublement des sommes allouées avec un surcoût de 2,4 pts de PIB (53 milliards). En Grande Bretagne, la flexibilité l’emporte largement sur la sécurité, et génère trop d’emplois précaires. L’Allemagne promeut une dualité salariale avec un secteur industriel bien rémunéré et un secteur de services peu qualifié et sous payé. La Suède et la Finlande ont parié sur la formation et la qualification de toute une classe d’âge, là où nous excluons 20 % des jeunes. Finalement, le point commun des relatives réussites observées en Europe tient en une longue pratique du dialogue social. C’est le point faible de notre pays qu’il est urgent de débloquer. Il est toutefois à nuancer car même si le taux de syndicalisation est faible, le taux de couverture des accords est le plus élevé du monde ( 94%) et le taux de participation aux élections professionnelles est comparativement très bon ( 50%).
Le contrat n’est pas la cause première
Les statistiques agrégées autour du chômage ne rendent pas compte de la segmentation du marché du travail qui concerne les jeunes et les travailleurs peu qualifiés. La comparaison avec les USA permet de voir que la spécificité française n’existe pas. Les chiffres sont identiques pour les non-qualifiés, dont le taux de chômage dans les deux pays est 1,5 fois supérieur à la moyenne. Corrigés des particularités nationales, les chiffres français et américains redeviennent quasiment identiques, autour de 15 % des 15-29 ans dans les deux cas – mais cependant bien en deçà des 24 % observés en Espagne. Le mal est donc plus profond que le contrat de travail.
Chômage, mondialisation, robots
Même si la mondialisation a crée plus d’emplois qu’elle n’en a détruit dans nos économies avancées elle a pesé fortement sur les salaires et sur la précarité des plus fragiles, les contraignants à accepter des conditions dégradées à cause de la concurrence par les emplois « low cost » des pays émergents. La loi El Khomri s’attaque à cet état de fait. Cependant, elle arrive probablement bien trop tard. Elle aurait une mondialisation de retard. La baisse du coût du capital et les révolutions actuelles autour de l’intelligence artificielle et de la robotique induisent une « ubérisation » accélérée de la société. La moitié des emplois pourront être confiés assez facilement à des robots d’ici 15 ans. La marge de négociation des salariés sera encore réduite. Les protections contenues dans la loi ne seront d’aucune utilité et la différence et les inégalités entre les emplois créatifs et qualifiés très bien payés et la masse des emplois dégradés sera encore plus grande. Des questions essentielles se poseront alors: comment donner un revenu aux gens qui ne soit pas lié au travail? Comment occuper les gens? Au 19ème siècle déjà, Sismondi, un philosophe, émettait l’hypothèse suivante: si l’homme est un jour remplacé par une machine, alors il devrait avoir droit à la moitié des gains engendrés par la machine qui l’a remplacé. C’est un schéma auquel nous devons aujourd’hui penser car si il y aura des emplois créés, ils seront dix fois moins nombreux que les emplois détruits.
Dépasser les clivages
Une politique efficace ne tient pas en quelques slogans. Il faut penser des politiques différenciées tenant compte des particularités de chaque catégorie de personnes vulnérables. Cela exige un travail de longue haleine dans le domaine de la formation notamment, une politique du logement qui favorise la mobilité et évite les ghettos, une politique de l’emploi qui lutte véritablement contre les discriminations à l’embauche et plus généralement une politique visant à promouvoir la cohésion sociale et la réduction des inégalités tout comme la prise en compte des évolutions technologiques.
Loïc STEFFAN