Puissance, queues et cloches nous gouvernent

Tous les décideurs essaient de prévoir. Mais ils sont souvent pris en défaut.  Les événements rares et catastrophiques –tremblements de terre, inondations, accidents nucléaires, krachs boursiers, etc.–, dominent  régulièrement l’actualité et nous fascinent  par leur caractère imprévisible et surtout par leurs conséquences. Si trop de math tue les maths, à dose homéopathique, ils permettent de comprendre un certain nombre de choses.

Loi normale, Courbe de Gauss (cloche)

Pour décrire le réel et établir des prévisions,  les décideurs vont utiliser des statistiques mais pas forcément les bons outils. C’est le cas, lorsqu’on utilise mal la loi des grands nombres et la distribution gaussienne –aussi appelée cloche–, fondements des grandeurs moyennes. Cela conduit parfois à des catastrophes aux conséquences importantes.

Pour le non-spécialiste, la statistique c’est le calcul de valeurs moyennes à partir d’un échantillon.

Ensuite, le théorème central limite  limite  permet d’estimer la chance que cette moyenne –imparfaite– trouvée  s’approche de la moyenne réelle. On évalue d’ailleurs le degré de précision.
loi-normale

On peut par exemple chercher la médiane qui sépare la population en deux –pour illustrer en France la moitié des salariés gagnent moins de 1700 € et l’autre moitié plus alors que la moyenne est de 2200 €.  La statistique permet aussi de calculer des écarts types [σ] –pour voir si les salaires sont resserrés autour de la moyenne ou pas.

Il faut cependant faire attention car la moyenne d’un échantillon ne converge vers la vraie moyenne –dite espérance mathématique c’est à dire valeur que l’on s’attend à trouver, en moyenneque si la taille  de l’échantillon est grande.

Il faut utiliser cet outil prudemment et connaître les limites.  Par exemple, si un sondage électoral porte sur un nombre limité de personnes  et que 48 pour cent d’entre elles se déclarent favorables au candidat A, le théorème de la limite centrale indique qu’il y a 95 pour cent de chance que lors du vote, le candidat A recueille entre 45 et 51 pour cent des voix. On ne peut donc pas donner l’issue du scrutin. Pensez aux derniers sondages électoraux.

La loi normale n’est pas la normale !

On utilise souvent la loi normale alors qu’en sciences économiques et sociales, elle est l’exception et non pas la règle. Cela a des conséquences que nous allons voir. Erreur funeste !   Essayez de planter des clous avec une scie ou couper une branche avec un marteau et vous verrez le résultat.

En physique comme dans les sciences humaines, les observations ne se répartissent pas toutes sagement de part et d’autre d’une moyenne.  Elles  sont souvent soumises à des hasards sauvages –variation imprévisible– que nous allons voir ci-dessous. Les lois de puissance sont aussi beaucoup plus fréquentes et on observe aussi de cygnes noirs –Nassim Taleb.

Les catastrophes fascinent notre imaginaire. Je veux attirer l’attention,  non pas sur les conséquences, mais  sur l’inconséquence des décideurs qui ne tiennent pas compte du réel. En utilisant trop la loi normale –qui est plutôt l’exception– on aggrave les problèmes. On l’a déjà vu. Si on calcule une digue  en fonction de la hauteur moyenne des crues, on aura de mauvaises surprises en cas de crue exceptionnelle! Ce fut longtemps le cas.

 

Quelques petites idées simples et utiles

Nous allons maintenant essayer de donner quelques éléments utiles –je l’espère– pour voir différemment le monde. On observe ces phénomènes dans des domaines aussi variés que le climat, la circulation routière ou l’économie.

La puissance d’explication de la loi de puissance

loi-puissance2

Elle fut d’abord montrée par Pareto qui constata que 20 % des italiens possédaient 80 % de la richesse totale. On peut généraliser, en montrant que ces «événements rares » –qui ont beaucoup d’impact– forment ce que l’on appelle des queues de distributions. On retrouve ce genre de distribution sur dans de nombreux domaines –Économie, Bourse, Marketing, Géographie, Tremblements de terre, etc.

En voici quelques unes ….

puissance
les lois de puissance et normales ont des propriétés très différentes

Barrières psychologique pour s’adapter au changement climatique et l’atténuer

1. Cognition limitéeIgnorance du cerveau primitif
Torpeur à propos de l’environnement
Incertitude
Atténuation du jugement
Biais d’optimisme
Capacité à l'action efficace
2. IdéologieReprésentation du monde
Pouvoirs surnaturels
Technosalvation (sauvetage par la technique)
Justification du système
3. Comparaison à autruiComparaison sociale
Normes sociales et réseaux personnels
Inégalités perçues
4. Coûts irrécupérablesInvestissements financiers
inertie comportementale
Conflit de valeur entre les objectifs et aspirations
5. DéfianceMéfiance
Programme perçu comme insuffisant
Déni
Réactance (préserver sa liberté d’action perçue comme menacée)
6. Risques perçus Fonctionnel
Physique
Financier
Social
Psychologique
Temporel
7. Changement de comportement limitéTokénisme*
Effet rebond

 

La bonne compréhension de l’existence de ces lois permet de maîtriser – en partie – le hasard. Même sauvage.

Le « Hasard Sauvage » est vraiment Sauvage

Dès lors que la moyenne et l’écart-type n’ont plus de sens pour les distributions inégalitaires, qu’advient-il de la loi des grands nombres et du théorème de la limite centrale dont nous avons parlé précédemment ?
Comment traite-t-on les événements rares, mais d’importance prépondérante ?

Le mathématicien Paul Lévy, trouva la solution en développant des outils qui portent son nom – loi α-stable par exemple. Son élève Benoît Mandelbrot trouva des hasards sauvages partout.  Notamment en économie et sur les marchés financiers.

mandelbrot

Le graphique (en bas à gauche) proposé en illustration indique que plus le temps passe, plus la probabilité d’un krach augmente alors que dans un système gaussien ce n’est pas le cas. Depuis ces outils ont progressé. On gère mieux les risques quand on utilise les maths adaptées –mais faut-il qu’elles soient connues !– On ferra une digue plus haute par exemple en intégrant les risques rares car on sait que ces événements rares sont ceux qui ont des conséquences importantes. Mais ces outils ne sont pas parfaits car il reste des incertitudes.

Risques et incertitude

Frank Knight,  théoricien du risque et économiste –personne n’est parfait–, distingua le risque calculable, correspondant à des événements dont on peut évaluer la probabilité, et l’incertitude, qui recouvre des événements dont on ignore les probabilités d’occurrence et les conséquences. Et ces événements sont graves car on ne sait pas calculer leurs coûts. Cela est essentiel, notamment dans le domaine de l’assurance.

Lorsqu’on s’éloigne des systèmes physiques pour aller vers des domaines où les facteurs humains sont plus importants, la part de l’incertitude augmente.

Et il peut y avoir des cygnes noirs –événement important qui bouleverse tout– aux conséquences importantes. Le monde est généralement présenté de manière artificielle et trompeuse. Le travers des économistes et des scientifiques est de prétendre toujours prévoir les événements avec la certitude des lois de la probabilité. Or le monde n’est pas prévisible. L’histoire est plutôt déterminée par des événements extraordinaires et imprévus. Au moindre imprévu on parle de cygnes noir –les conséquences étaient imprévisibles– mais c’est souvent faux car des cygnes auraient du nous mettre en garde sur les prises de risque. Puisqu’on connaît leur existence on ne peut pas faire comme s’ils n’existaient pas et ne pas en tenir compte dans les prévisions et les règles de prudence en amont des crises.

Queues épaisses

En probabilité classique, on reste autour de la moyenne. Mais dans le cas des queues épaisses ,  la plupart des raisonnements ne fonctionnent plus et les organisations rentrent dans des zones de risque impossibles à estimer.

Danser avec le chaos –apparent–

Il faut accepter l’incertitude et danser avec le chaos. Nous allons essayer d’enrichir notre boîte à outil. En fonction des conditions initiales,  un système peut être radicalement différent et varier fortement. Voici deux outils intéressants.

Bienvenue chez SOC

La criticalité auto-organisée –Théorisée par Per Bak ; Self-organized critacility SOC en anglais– désigne un certains nombre de systèmes qui s’auto-organisent comme par exemple lorsque la glace ou les flocons se forment. On observe aussi cela sur les villes-champignons, les groupes sociaux, etc.

En simplifiant à l’extrême –au risque d’être simpliste– on peut dire qu’il s’agit d’un phénomène de mise en ordre croissant par dissipation d’énergie. Le phénomène peut être progressif ou brusque mais on peut l’évaluer.

Cela donne de belles représentations qui permettent d’anticiper, en partie, ce qui va se passer. Ici il s’agit de fourmis mais les humains fonctionnent pareil.

chemin-de-foumis

Or par nature, Un système de ce type est instable.  Il peut connaître des bifurcations.

Bifurcations or not bifurcations ?

Les bifurcations se produisent sur les systèmes métastables ou instables pour les ramener à un état plus stable. Par exemple, entre une zone froide et une zone chaude des vents se forment pour rétablir l’équilibre.

On a l’habitude des systèmes instables mais on est surpris par les variations des systèmes métastables –on les croit stables– car on se s’attend pas à ce qu’une petite variation ait de si grandes conséquences.

stable-instableDans les systèmes métastables, une perturbation même faible peut déclencher une instabilité, jusqu’au retour à un autre équilibre. C’est ce qui se passe quand il y a une correction boursière ou que le climat s’emballe.

Imaginons maintenant que nous versions du sable sur une table. Celui-ci forme un tas, dont la pente augmente de plus en plus jusqu’à être trop importante. A ce point critique des avalanches se forment. Elles sont, la plupart du temps, petites.  Exceptionnellement très fortes. Mais le phénomène déclencheur est le même. La répartition du phénomène se fait selon une loi du puissance et l’amplitude est inversement proportionnelle à la fréquence –plus c’est rare plus c’est grave. La pente oscille ainsi autour du point critique. Des « avalanches » plus ou moins grosses permettent de redonner l’équilibre.  Les marchés financiers et le climat ou d’autres phénomènes réagissent de la sorte. Il ne faut pas se réjouir d’une trop grande stabilité sur une période trop longue. Pour la population cela peut signifier une forte correction.  Si on applique les lois logistiques vue dans l’article précédent  on peut s’attendre à de fortes corrections quand l’énergie manquera même en faible quantité. Pourquoi ? parce que le système sera déstabilisé et qu’il cherchera un nouveau point d’équilibre.

Dans un autre registre, on n’aurait pas dû perturber le climat autant. Le risque de bifurcation et d’emballement est important. Même le GIEC pense qu’à partir de 1,5 °C de réchauffement on entre dans une évolution non linéaire dangereuse–. Et ces 1,5 °C, on est sûr de les avoir.. Songeons au +20 °C par rapport à la moyenne habituelle au pôle Nord en ce moment.

Un dernier petit coup de Bar-Yam sur la tête

Le monde est devenu très complexe. Probablement trop.  Le processus de complexification croissante de la société est un processus « naturel » qui s’explique par les lois de puissance dont nous avons déjà parlé. C’est la réponse du système à son environnement.

Prenons un exemple. Au départ, l’augmentation des échanges et la diversité est précieuse. Un village qui souffrirait d’une mauvaise récolte peut aller la chercher dans le village voisin grâce aux interconnections. Mais si le monde est trop interconnecté, trop couplé,  les doublons disparaissent à cause de la loi de puissance –Seul le plus efficace survit. Si par exemple il y avait un boulanger dans chaque village, il risque de n’en rester qu’un. Mais si ce boulanger tombe malade, il n’y a plus de pain pour personne. A ce moment là, l’impact des défaillances se propage. Dépendant l’un de l’autre, les deux villages souffriront si l’un rencontre un problème.

Du coup, la complexité conduit à une plus grande vulnérabilité.  On le voit, par exemple, lorsqu’on étudie la propagation des épidémies qui peuvent tout bloquer.  Cet aspect est assez peu compris.  La réflexion sur la complexité montre que lorsque les réseaux deviennent toujours plus couplés, ils commencent à transmettre les chocs plutôt que de les absorber. Or la complexité croissante est toujours la réponse du système.

Joseph Tainter le montre avec l’exemple des sumériens qui se sont effondrés. On complexifie toujours plus, jusqu’aux rendement décroissants. Si les récoltes périclitent parce que les pluies sont irrégulières, il faut construire des canaux d’irrigation. Quand ils s’envasent, il faut organiser des équipes de curage. Lorsque l’amélioration du rendement des cultures autorise une population plus nombreuse, il faut construire davantage de canaux. Quand l’étendue du réseau de canaux ne permet plus de se satisfaire de réparations ponctuelles, il faut mettre en place une bureaucratie de gestion, et la financer en levant l’impôt sur la population. Quand la population se plaint, il faut créer des inspecteurs des impôts et un système de comptabilité des sommes perçues.  Etc, jusqu’à effondrement.

Utilisant le même mécanisme de puissance, le pouvoir se concentre. Il est absurde de penser que la concentration du pouvoir entre les mains d’un ou de plusieurs individus –cas de nos démocraties qui sont organisées de manière hiérarchique– est susceptible de mener à des décisions politiques optimales, dans la mesure où ces décisions interviennent au sein d’un tissu d’enjeux complexes, interconnectés de plus en plus grand.

Dans ces conditions, toute décision politique aura toujours des conséquences importantes, possiblement dramatiques, et non anticipées. Le moindre cygne noir d’un sous-système quelconque risque de mettre le tout par terre par effet domino… or la société mondiale d’aujourd’hui est un immense réseau interconnecté. Bref on sait la suite : le baril monte à 145$, le système de prêts immobiliers américains se met en défaut, les subprimes explosent et l’ensemble de la planète finance bascule en renversant la table où tout le monde mangeait..

 

Conclusion provisoire.

Dans cet article et le précédent sur la fonction logistique nous avons essayé de montrer que nous sommes dans un environnement complexe soumis à des ressources finies. La réponse naturelle de nos organisations a été de produire toujours plus d’interconnexion et de complexité. Cela a aussi généré des inégalités matérielles, territoriales, de pouvoir car c’est la conséquence « naturelle » de la réponse du système. Nous sommes arrivés à un niveau de complexité où nous interagissons avec la biosphère. Cette période s’appelle anthropocène. A ce stade le système monde et le climat sont devenus grandement imprévisibles et probablement ingouvernables. Il n’ a pas de « coupable »

Un système complexe devient très difficilement gérable et c’est comme ça. Il nous faudrait coopérer mais la coopération n’est pas un phénomène spontané. Pour de nombreuses raisons. En voici au moins 3.conflit

 

 

Conséquence de nos propos

  • Il est nécessaire quantifier les phénomènes mais il faut rester modeste sur la prédictibilité des systèmes. Quelques règles de bon sens permettent d’éviter le pire –principe de précaution–.
  • On ne perturbe pas le climat au risque de créer une bifurcation et un emballement. On y est probablement à ce stade de l’emballement.
  • On ne dépasse la capacité porteuse d’une ressource renouvelable sous peine de correction forte à cause de la loi logistique.
  • On essaie de construire des systèmes robustes qui ne sont pas sensibles à l’aléatoire. On préfère  l’anti-fragile, c’est à dire tous les systèmes qui tirent profit de l’aléatoire.
  • On essaie de réduire les conséquences en appliquant certains principes de précaution –mais pas de manière excessive.
  • On corrige les phénomènes de concentration des lois de puissance car la concentration augmente le hasard sauvage. On lutte contre les inégalités. On aménage le territoire pour lutter contre la concentration naturelle sur les métropoles.
  • S’il faut accepter un part d’inconnu,  ce n’est pas non plus la peine de prendre des risques insensés notamment avec le climat ou quelques technologies mal maîtrisées.  En effet lorsqu’un système sort de son état méta-stable, il peut s’emballer.
  • On crée des systèmes plus anti-fragiles car plus résilients. Généralement, ils sont moins complexes et plus petits.
  • On évite les solutions alambiquées car elles surajoutent un niveau de complexité et d’instabilité. Le captage du CO2 est donc une probablement une bêtise en première intention.
  • Les hommes doivent apprendre à coopérer bien plus qu’ils ne le font et pas uniquement sur le climat.
  • Et accepte l’idée que l’effondrement est prévisible. On fait donc le deuil du sentiment de contrôle et de toute puissance.

 

Pour aller plus loin

Nassim Taleb, Cygnes noirs et Antifragile
Benoit Mandelbrot Fractales, hasard et finance
Philippe Herlin, Repenser l’économie
Rama Cont, la statistique face aux événements rares Pour la science novembre 2009
François Roddier Thermodynamique de l’évolution