C’est l’image qui me vient en voyant la construction au milieu du rond-point. J’y vois le symbole d’une résistance désespérée. Un fort Alamo ou un fort saganne des temps modernes. Malgré l’adversité des médias et des décideurs, leur volonté est de lutter pour leur dignité même si le rapport de force est inégal. «De toute façon on a déjà gagné parce qu’on a créé des journées de partage et de solidarité » me dira Guillaume un peu plus tard. Sur place, Ils sont une centaine à filtrer. « 300 en soirée et le double le week-end » me disent-ils. Ils ont fait connaissance, il y a 15 jours sur un parking et fonctionnent avec l’amitié de personnes qui se connaissent depuis longtemps. Je m’avance timidement. La veille j’ai pris contact par un groupe facebook. Une amie dont je connais les galères m’a facilité le contact. On se connaît depuis l’enfance et j’admire sa dignité face aux difficultés et aux aléas de la vie et je mesure ma chance. «On se bat pour pouvoir manger à partir du 15 du mois et ne pas avoir à choisir entre une paire de chaussure ou de la viande !! Pouvoir mettre du gasoil pour aller voir mes enfants !» disait son message. Je rencontre Guillaume sur place, avec qui j’ai rendez-vous. Il se tient debout en haut de butte et converse au téléphone. Je capte des bribes de conversations : « Il faut recadrer. Il ne doit pas y avoir de débordements. On a eu les félicitations de la gendarmerie et je voudrais que ça continue. » Il est aussi question de ne pas être récupéré et d’empêcher la propagande politique. Et un peu de logistique aussi. Les forces de sécurité sont là et deux policiers se font offrir le café. Il n’y a pas de tensions. Tout semble très organisé et cadré. J’apprends qu’ils vont être difficiles à déloger car c’est la trêve hivernale. Bien renseignés, ils ont fait parvenir du courrier et des factures pour créer un domicile et sont donc inexpulsables.
Je discute avec Jenny et Guillaume les leaders du mouvement sur place. Lui a 31 ans et le physique du talonneur qu’il fut. Le rugby est d’ailleurs sa passion à côté du son travail de cuisinier. Il vient d’être licencié. Il me parle de son village Puygouzon, et de sa compagne, de sa crainte d’avoir des enfants tellement il trouve la situation dégradée dans ce monde pourri. Il ne vote pas. Il est plutôt à gauche parce qu’il trouve que les types lui ressemblent quand ils parlent. Jenny a 38 ans et 4 enfants et vit à Moularès. Elle se bat pour eux, me dit-elle, en me montrant le petit dernier sur son dos. Son conjoint a été licencié et n’a que les 200 € de sa pension d’invalidité et elle 650 €. Elle voudrait remonter une onglerie. Le raz-le-bol va bien au delà de l’essence. «C’est juste la goutte d’essence qui fait déborder la citerne » me dit-elle avec malice. C’est leur dignité qui est en cause. La vie de personnes modestes qui travaillent ou qui galèrent et qui se sentent abandonnées par les élus. Nombre sont ceux qui me diront ne plus voter et ne plus croire en la politique. Ils sont attachés à leur territoire semi-rural et depuis des décennies rien n’a été organisé pour pouvoir se passer de la voiture. Pas assez de transport en commun. «De toute façon avec les horaires décalés on a besoin de la voiture». Leur voiture est achetée d’occasion, à crédit et à petit prix. Elle a 6 ou 7 ans et c’est rarement un gros modèle. Le parc d’occasion est au diesel. Ils n’ont pas vraiment le choix. La prime du gouvernement ? « Vous rigolez, avec ce qu’on gagne déjà on n’y a pas tous droit et en plus si on compte ce qu’on peut mettre dans le crédit il faudrait qu’on emprunte sur 25 ans au moins vu le prix des voitures éligibles. Vous connaissez des voitures qui ont cette durée de vie ? ». D’autres me parlent de leur pavillon acheté à crédit en périphérie des agglomérations. Un sacrifice. « Du coup on ne prend pas de vacances. » Les personnes sont touchantes. Il y a Sylvain, 31 ans, qui me parle du travail perdu et de sa boîte coulée à la suite d’une sclérose en plaque et ses 701 € par mois. Greg, le peintre de 41 ans qui vit juste avec son petit salaire et ses 3 enfants. Je discute aussi avec Nadine de la logistique, la quarantaine souriante qui est éducatrice dans un centre pour autistes. Elle travaille à 20 km de son domicile. Elle gagnerait plus à être au chômage avec les horaires et les contraintes mais aime son travail qui a du sens.
Je parle aussi à Joëlle de l’intendance. Elle me parle de son bénévolat aux restos du coeur et de son job qui consiste à accueillir des personnes en cure de désintoxication ou sous bracelet. Elle touche 800 € pour ça. Une indemnité mais c’est pas un salaire. « On compte les centimes comme les SDF » est une expression qui revient souvent. Mais la solidarité est forte. De la cuisine exhalent des odeurs du ragoût du jour. On me raconte des anecdotes « Des gens laissent la clef du C15 car ils ont confiance, les voisins qui proposent des douches.» Il y a aussi la volonté de laisser le site propre. « Pas de pneus brûlés ici et on nettoie. » Il y a beaucoup de joyeux coups de klaxons et peu de gens en colère. Une seule personne se fait engueuler parce qu’elle a forcé le barrage pendant mon passage sur place. Guillaume est intarissable sur les gens qui lui parlent, qui pleurent sur son épaule ou racontent leurs tranches de vie. Très à l’écoute, son amour des gens et de l’humanité est palpable. Ils sont heureux qu’on prenne le temps de les écouter sans les juger. Peut-être ne sont-ils pas représentatifs du mouvement national mais eux ils méritent du respect. J’ai lu des mots durs sur le mouvement : les pauvres et les ploucs. Moi, j’ai surtout vu de la dignité et de la solidarité.
A leur contact, je redécouvre toute la « France périphérique » de Christophe Guilluy qui diagnostique la fin de la classe moyenne : les petits indépendants, les ouvriers, mais aussi les chômeurs et les petits retraités. Les oubliés des politiques en fait. C’est les parents de mes étudiants ou des élèves que j’avais en cours quand j’étais au lycée. Me revient en mémoire une étude Jérôme Fouquet pour la fondation Jaurès qui parle de la sécession des classes favorisées. La croissance bénéficie uniquement aux classes supérieures en France et « l’Elephant-Graph » montre bien que les classes populaires sont les grandes perdantes de la mondialisation. La ségrégation spatiale est de plus en plus forte, la mixité sociale à l’école se réduit, le brassage social du service militaire n’existe plus et le vote traduit aussi cette réalité. La France d’en haut contre la France d’en bas, au deux extrêmes de l’échiquier. Les choix fiscaux de Macron n’arrangent pas la situation. C’est ce que montre le Laboratoire sur les inégalités mondiales piloté par Piketty. La progressivité de l’impôt s’était améliorée entre 2013-2016 mais elle s’est détériorée depuis l’arrivée de Macron. Les travaux de l’observatoire des inégalités font le même constat. On sait pourtant que la réduction des inégalités favorise le pacte social, permet de réduire le taux d’emprisonnement ou favorise la solidarité. Cette politique me paraît incompréhensible.
Je ne suis pas dupe. A Bézier Ménard souffle sur les braises. Tous ne sont pas des anges. J’ai des réserves. Où étaient-ils quand les services public et les commerces de village fermaient ? Le fait que le prix de l’essence a déjà été aussi élevé il y a 6 ans. Que le nombre de kilomètres que l’on peut parcourir avec une heure de salaire minimum a augmenté (35 km en 1974 contre environ 140 km aujourd’hui). Oui mais voilà, la vie s’est organisée autour de la voiture. L’espace s’est dilaté et le rythme s’est intensifié. Je pourrais aussi dire que le budget voiture reste stable depuis les années 1970. Certes, mais c’est une moyenne. Et comme les deux principaux postes de dépense des ménages sont le logement et la voiture, ils sont pris au piège de la flambée immobilière qui les rejette de plus en plus en périphérie des villes, accentuant la dépendance à la voiture. Quand avec deux salaires de base on ne peut plus se payer un petit pavillon, s’offrir quelques loisirs et épargner pour voir venir, on peut considérer que d’une certaine manière le pacte social est rompu. On sait que des pays arrivent à réduire la dépendance à la voiture. On a le cas de l’Allemagne, de l’Italie ou de la Suisse. Je suis parfaitement d’accord. Mais il faut d’abord construire ces alternatives avant de précariser encore plus des gens fragilisés. Personnellement et spontanément, je suis plutôt un gilet vert. Un écologiste très soucieux du climat et des énergies fossiles. Mais je dois concéder que ma situation n’est pas la même, et je me dois de les entendre et des les respecter. Je peux discuter du réchauffement climatique et de l’impact de l’activité humaine, et notamment de la voiture. Mais là aussi les gilets jaunes ont des arguments à faire valoir. D’autres activités fortement émissives ne sont pas taxées. Ils sont parfaitement informés. Ils ont constaté la baisse de près de 600 millions d’euros du budget du ministère de l’écologie. Ils savent que les recettes fiscales ne sont pas fléchées. Ils connaissent le précédent de la vignette. Ils ont une conscience écologique pour certains. Ils se sentent juste pris au piège d’un système qui les broie. L’accélération de l’économie. Les nomades mondialisés contre eux, les enracinés. «Dans la vie il y a les nécessités et les urgences. On apprend ça dans les écoles d’officiers. Il existe ainsi les actions immédiates quasi réflexe et les actions à anticiper…Manger à la fin du mois, c’est un réflexe…sauver la planète ça s’anticipe…mais la méthode oblige également à peser la balance avantages/inconvénients et à faire un choix efficient. » Me disait un ami. Je repense à un article sur le consentement à l’impôt au moment de l’écotaxe et à la parabole de la pauvre veuve. « Je vous le dis en vérité, cette pauvre veuve a mis plus qu’aucun de ceux qui ont mis dans le tronc; car tous ont mis de leur superflu, mais elle a mis de son nécessaire ». (Marc 12- 43,44) Il faut réapprendre à considérer l’effort que l’on demande à chacun en fonction de ses moyens. Il faut que la politique fiscale soit lisible et juste. Que l’effort écologique nécessaire n’apparaisse pas comme un prétexte. Or Macron symbolise, peut-être sans le vouloir, la France des grandes villes, de l’énarchie et des nomades mondialisés de la start-up nation. Je pense que l’essence n’est pas l’objet de ce mouvement même si cela fut le déclencheur. Il va bien au-delà. On voit des personnes se mobiliser pour la première fois de leur vie tant ils sont dégoûtés par la politique partisane. Paradoxe évident car le but de leur action est semblable à celle des syndicats et des politiques : infléchir le partage des efforts et la solidarité. Mais ils ne se sentent pas entendu par eux et cela est fort dangereux.
Il faut comprendre que certains pensent n’avoir plus rien à perdre et que le mouvement suscite un espoir perdu depuis longtemps. Je crois que la responsabilité des classes les plus favorisées et de nos dirigeants serait de prendre acte de cette situation et de cesser leur sécession pour ne pas mettre eux-mêmes et le pays en danger. Je ne sais pas ce que deviendra ce mouvement mais ces gens-là ont tout mon respect.
Voilà ma conclusion provisoire sur ce mouvement protéiforme et sur ce moment passé à leur côté.
Quelques photos