Bien mesurer la richesse
La mesure de la richesse est toujours cantonnée au PIB, l’indicateur de création de valeur ajoutée à l’intérieur d’un pays. L’idée de création richesse est pourtant bien plus complexe et plurielle. La science économique n’est pas uniquement un monde aride cantonné à des chiffres que l’on présente souvent. Les mondes académique et associatif regorgent d’initiatives insuffisamment relayées sur des indicateurs qui tiennent compte de l’humain.
Des Indicateurs économiques alternatifs officialisés
Début avril, le Sénat, suite au vote de l’Assemblée, a adopté un texte afin de promouvoir d’autres indicateurs économiques que le PIB. Ces outils vont donc, pour la première fois, être calculés officiellement. Effectivement, il semble aujourd’hui souhaitable de regarder d’autres indicateurs que la seule production de richesse. S’ils existent déjà, ils seront calculés par l’Etat pour la première fois. Cette dizaine d’indicateurs retenus englobe notamment l’espérance de vie, l’inégalité de revenu ou encore la dette publique.
Ce débat pose la question de la mesure de la richesse et du bien être des populations. Le problème n’est pas nouveau. De l’IDH au Bip-40 développé par l’observatoire des inégalités, de nombreuses tentatives ont été menées pour mesurer différemment la production économique. Le Bhoutan est même devenu le premier pays à calculer officiellement le bonheur national brut. Si la mesure est importante, il est primordial de savoir ce que l’on mesure.
Le PIB est un indicateur imparfait
Le PIB a été mis en place par Simon Kuznets en 1934 pour établir une comptabilité nationale. Aujourd’hui, les critiques faites au PIB sont connues. Il est focalisé sur la croissance, alpha et oméga de nos sociétés. C’est un problème. Cette définition de la richesse nationale n’est vue qu’à l’aune de la production. Cela génère des non-sens et des paradoxes. Armes, antidépresseurs ou pollution augmentent le PIB. Si un individu dispose de moins de temps libre et qu’il arrête de produire ses légumes ou de cuisiner, Il va augmenter le PIB en achetant. Alfred Sauvy dans une déclaration provocatrice avait même dit : «si j’épouse ma femme de ménage, je fais baisser le PIB».
La commission Stiglitz en 2008 avait d’ailleurs conduit une « réflexion sur les moyens d’échapper à une approche trop quantitative, trop comptable de la mesure de nos performances collectives »
IDH et autres indicateurs
L’Indice de Développement Humain est le plus connu des indicateurs alternatifs et fut développé il y a plus de vingt ans déjà, par Amartya Sen et Mahbub ul Haq. Pour Sen comme pour le PNUD, le développement doit être surtout, in fine, davantage un élargissement du choix des citoyens,. Il s’agissait de ne plus être aveuglé par le niveau de production et d’échange mais au contraire, de s’intéresser à l’état de santé, à l’éducation et au pouvoir d’achat des gens. Si le PIB reste l’indicateur phare, l’IDH gagne en légitimité.
Ces indicateurs alternatifs sont intéressants mais il faut arriver par la suite à les traduire en terme de politique publique. Les enquêtes montrent que la famille, les relations amoureuses ou les liens avec une communauté sont très importants. Dans le même sens, l’accumulation n’accroît pas significativement le bien être. A cet effet, le collectif FAIR réfléchit aux indicateurs susceptibles de mesurer le progrès des sociétés.
L’apport des capabilités
A la suite de Sen, la notion de capabilité a été reprise et développée par Marta Nussbaum. Elle dresse une liste des objectifs d’une société dont la richesse n’est qu’un aspect. Cette liste est d’autant plus fondamentale qu’elle implique des politiques publiques adhoc. Pour ces deux auteurs, il faut donner la possibilité pour les individus de faire des choix parmi les biens qu’ils jugent estimables tout en mettant en œuvre les moyens de les atteindre. Les capabilités sont donc au cœur de la justice sociale et du bonheur humain. Elles diffèrent des « biens premiers » de Rawls, par le constat que chaque individu a des besoins spécifiques. Un handicapé ne pourra par exemple aller dans un lieu que si il est correctement équipé et accessible.
Nussbaum dresse une liste des capabilités prioritaires afin d’accéder à une vie digne : pouvoir vivre une vie humaine complète, être en bonne santé, éviter la peur ou la souffrance, accéder à la liberté et à la pensée par l’éducation, être lié à des personnes et appartenir à une communauté, ne se heurter à aucune discrimination raciale, ethnique ou sexiste, avoir des loisirs… On pourrait croire à un catalogue de droit universaux mais la démarche est plus profonde. A l’inverse de Sen, elle introduit une hiérarchie car elle constate que ces exigences plusieurs fois formulées, se réalisent en divers lieux et divers temps. Analysons cette liste en apparence triviale. Les simples énoncés pour la santé ou l’éducation impliquent des politiques spécifiques d’utilisation des richesses produites. Par ailleurs, l’idée de l’appartenance à une communauté est un formidable levier pour la promotion des régionalismes et des langues minoritaires.
La justice sociale complète l’économie
L’épidémiologiste anglais Richard Wilkinson «Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous» a montré que les inégalités de revenus aggravent une grande partie des maux sanitaires et sociaux d’une société. Nancy Fraser, philosophe américaine a montré que la justice, multidimensionnelle, comporte plusieurs niveaux et un problème d’échelle et de cadrage. L’injustice ne se réduit pas à des vues économiques ou symboliques. Outre la reconnaissance et la redistribution, elle pointe l’importance de la représentation politique. Il devient plus que jamais difficile d’appréhender la justice seulement au niveau de l’État-nation. Une mesure juste à l’échelle d’un État ne l’est peut-être pas à un niveau infra national, pour d’autres États ou à l’échelle de la planète. Une langue commune peut promouvoir les échanges mais freiner l’expression d’une identité. Il faut promouvoir le commun mais cela ne signifie pas la négation des identités et des communautés. Une norme sanitaire élevée peut protéger les salariés des pays de l’OCDE mais freiner le développement des pays moins avancés. La justice est alors « anormale » par le désaccord sur ce qui est juste.
Sen avait montré que l’économie est une science morale. Si un monde parfait sans injustices n’existe pas, « il existe autour de nous des injustices manifestement réparables ».
Qu’attendons-nous pour nous y mettre ?
Loïc STEFFAN