France : recoller les morceaux
Christophe Guilluy vient de sortir « Le crépuscule de la France d’en haut« , un nouveau livre coup-de-poing qui risque d’irriguer un partie du débat des présidentielles. Imposteur pour les uns et géographe visionnaire pour les autres, il ne laisse pas les commentateurs indifférents. C’est aussi un récidiviste car le livre « Fractures Françaises » avait en partie inspiré les termes du débat de la campagne présidentielle de 2012. Il montre comment la défiance devient grande entre les français et les décideurs politiques ou socio-économiques.
Une fracturation de la société
Si l’on considère l’ensemble du territoire national, la part des catégories populaires dans la population française est restée à peu près stable depuis un demi-siècle. La création de richesse se concentre de plus en plus dans un réseau de métropoles très dynamiques. Cette spécialisation du territoire a chassé les classes populaires, ouvriers et employés, catégories encore majoritaires dans la population active, hors de ces villes. Ces grandes villes sont de nouvelles citadelles. Elles sont inatteignables pour les classes populaires. A 15000 €/m² dans les cas extrêmes, la ville n’est accessible qu’aux classes très supérieures. La société n’est plus du tout ouverte et la mobilité sociale se réduit voire s’arrête. les perdants de la mondialisation sont exclus de l’emploi et chassés du regard de cette nouvelle bourgeoisie car ils sont contraints de fuir vers des territoires plus pauvres où le coût du logement est accessible. Il reste bien quelques classes populaires souvent issues de l’immigration concentrées dans des quartiers HLM de ces grandes villes pour fournir l’entretien et les menus services. Les quartiers se « gentrifient » chassant les plus modestes. Les classes supérieures « boboïsées », véritables Rougon-Maquart déguisés en hipsters incarnent « la domination « cool » du 21e siècle » qui croit s’être affranchi du conflit de classe. Il demeure très vivace.
Le problème de l’identité sociale
Son analyse n’est pas sans rappeler la théorie de l’identité sociale de Tajfel et Turner qui fut développée dans les années 70. Lorsque la société est en croissance les gens se parlent d’individus à individus et valorisent les comportements inter-personnels et un « vivre-ensemble » apaisé. Dès qu’une crise apparaît les gens retournent dans leur groupe culturel d’origine et commencent à établir des frontières de plus en plus visibles entre le « nous » et le « eux » la société se crispe et les différents groupes entrent en compétition les uns avec les autres pour essayer d’obtenir un changement social ou sociétal qui soit favorable à sa communauté supposée. Ce phénomène explique une montée des communautarismes et plusieurs France qui se croisent sans se mélanger et qui se défient. Le racisme et le rejet de l’autre est souvent la résultante de cette dynamique qui a comme source des problèmes sociaux. L’intégration ne fonctionne plus.
Un aveuglement face au problème
La « France d’en haut » et ses affidés, sont totalement aveugles et sourds au reste de la population tout en prétendant la guider sur la voie du progrès. Ils sont les grands gagnants du système et ne voient pas pourquoi celui-ci devrait changer. ils ont gagné du pouvoir d’achat depuis la crise, les classes populaires et les classes moyennes en ont perdu. La «France d’en haut» et ses obligés ne veulent pas entendre la colère qui monte, ne s’inquiètent pas de la remise en cause générale de leurs desiderata. Le phénomène n’est pas nouveau. Il y a déjà un an, Laurent Bouvet, dans « l’Insécurité culturelle », expliquait que ce sentiment d’insécurité culturelle qui traverse la société française ne se résumait pas à un malaise opposant «petits Blancs déclassés» et nouvelles générations issues de l’immigration. Face à la mondialisation et à la crise économique, les uns comme les autres se sentent abandonnés. Il lui fut reproché de nourrir les peurs et de faire le jeu du FN. Le reproche est le même pour Guilluy.
L’entre-soi des partisans de la « diversité »
La société ne crée plus de croissance. Le jeu de partage à somme positive se transforme en jeu à somme nulle. Il y a donc des gagnants. Bourdieu et Passeron avaient montré dans « les héritiers » l’importance du patrimoine social et familial dans la réussite scolaire et professionnelle des individus. Aujourd’hui le phénomène est renforcé par les réseaux, l’accès à des écoles privilégiées grâce à la carte scolaire qui vous attribue un établissement en fonction de votre domicile. Or, une étude récente du conseil national d’évaluation du système scolaire montre que les élèves des établissements les plus défavorisés en fin de 3e, ne maîtrisent que 35 % des compétences attendues en français contre 80 % pour les élèves scolarisés dans un contexte privilégié. A même niveau scolaire, les premiers ont deux fois moins de chances d’intégrer le lycée général. Les élites vantent les sociétés multiculturelles et la mixité sociale mais déploient de nombreuses stratégies pour l’éviter pour eux-mêmes. Le modèle libéral mondialisé de nos économies a édifié des citadelles privilégiées où se concentrent les services publics (universités, hôpitaux, etc.), culturels qui leur profitent largement. Cette société de l’ouverture au monde est en réalité un petit monde fermé qu’étudient Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot dans « c’est quoi être riche? » ou d’autres livres. Phénomène d’autant plus inquiétant qu’ils occupent tous les postes décisionnels et qu’ils peuvent ainsi promouvoir cette société inégalitaire. La France populaire qui comprend aussi les petits agriculteurs vit loin des lieux ou se concentrent les décideurs publics et privés. La nouvelle bourgeoisie a gagné. Nulle volonté de « chasser les pauvres », nul complot, simplement l’application stricte de la loi du marché.
La France est une société américaine comme les autres
La crise, culturelle et identitaire de sortie de la classe moyenne est semblable à celle que l’on observe dans tous les pays occidentaux. Les modèles nationaux n’ont pas résisté au rouleau compresseur de la mondialisation. La classe moyenne est déclassée et les logiques foncières la chasse des bassins de vie où se concentrent les opportunités d’emploi. Ce grand basculement n’est pas assumé par la classe politique qui stigmatise les protectionnismes. Il ne s’agit pas de juger leur pertinence mais de voir qu’ils semblent représenter le seul espoir pour ceux qui ont peur de perdre le peu qui leur reste. D’autant plus que les coupes drastiques dans les budgets des territoires renforce les inégalités. Cette désertification touche les petites villes ou les villes moyennes de moins de 100 000 habitants comme Villefranche-de-Rouergue, Moulins, Niort, Albi, Béziers, Vierzon ou Calais. A Nevers, on estime que près de 20% des locaux commerciaux sont vides. Le sentiment d’abandon grandit. les collectivités sont prises en étau entre demande sociale et raréfaction des ressources. Les régions et leur forte identité historique, linguistique ou culturelle permettent souvent une proximité qui facilitent les solidarités et un positionnement qui facilite l’accueil de l’autre. Avoir une double culture permet de comprendre que l’autre peut aussi en avoir plusieurs et mieux l’accepter.
Une rupture dangereuse
Les classes populaires veulent briser leur chaînes. Pensant subir une cohabitation difficile avec des populations migrantes tout aussi pauvres et défavorisées qu’eux. Cette France ne veut plus être dupe de ce qu’elle considère comme un mensonge politique. Les affiliations politiques traditionnelles explosent. L’abstention augmente fortement et les voix se reportent vers un offre politique plus radicale. Défendre son identité est la seule chose qui reste quand on n’arrive pas à lutter pour sa promotion sociale. Les populations se figent sur des territoires et ce n’est pas un choix. la mobilité géographique n’est possible que lorsque les moyens financiers dont vous disposez le permette. Ce phénomène est d’autant plus problématique qu’une étude récente de la Deutsche Bank prévoyait une absence de croissance pour les trois prochaines décennies. Gaël Giraud pense quant à lui que la société est déjà en décroissance à cause des problèmes d’énergie et que nos sociétés sont confrontées à un problème redoutable qui est le changement climatique. Il devrait augmenter le nombre de migrants alors que la cohabitation semble déjà très difficile. Et la situation de devenir explosive. Les gens vont désigner respectivement l’€uro, les institutions européennes, l’étranger ou les banques comme responsable unique de nos malheurs mais c’est bien l’ensemble du système qui est malade et l’approche ne peut être que globale et systémique.
L’enjeu de ce débat
Ce livre comme d’autres pointe le même phénomène de mise en place d’une société multiculturaliste alors que ce n’est pas la tradition française et la sécession, le « marronnage » dit l’auteur en référence aux esclaves qui fuyait leur maître pour retrouver leur liberté, indique une rupture forte . Paradoxalement la situation n’est pas catastrophique. Nous pouvons, si nous le désirons, faire les choix collectifs de solidarité et de transfert de revenus pour rendre la situation moins instable. Cet effondrement probable au sens des travaux de Bardi, Meadows ou Turner nécessite une réponse collective et des efforts de toutes les composantes de la société française. On me reproche souvent d’être iréniste mais la voie la moins dangereuse est celle de la promotion de la solidarité et la compréhension de l’autre. Un effort aussi de la part de ceux qui sont accueillis pour ne pas vouloir imposer leur façon de vivre. C’est tout l’enjeu du débat qui s’ouvre. Sans ce travail de redéfinition des buts assignés à l’économie et à la société, il est à craindre que les débats sur l’identité polluent les discussions des mois à venir.
Loïc STEFFAN