Un dossier d’alteréco+ contestait la vision de Tirole sur l’inutilité de la réduction du temps de travail. Je l’ai partagé et j’ai eu le commentaire suivant :
Il est évident que des mesures en faveur de l’emploi en créent momentanément. Mais de façon plus générale, ça a surtout conduit à des embauches dans le public, donc à endetter l’Etat, donc globalement à appauvrir la France. Des embauches à bas salaires en plus qui ont créé bien d’autres problèmes. Il y a eu tellement de réduction du temps de travail sans embauche, ça a notamment conduit à obliger presque tous les salariés à augmenter leur productivité et faire en 35h ce qu’ils faisaient en 39, on a vu depuis les dégâts que ça a fait, burn out, suicides…
Face à ce commentaire sur la réduction du temps de travail, j’ai failli ne pas répondre mais je me dis que cela peut être utile. Je suis un peu gêné car j’aime bien la personne qui a commis le commentaire.
Je n’aime pas les évidences et l’économie pose parfois problème
J’ai un premier problème. La seule évidence est qu’il y a un problème avec l’évidence disait Lazarfield dans «the american soldier» à la suite d’une étude sur 600 000 soldats qui avait donné des résultats « évidents ». Pourtant, après avoir énoncés des faits qui semblent robustes Lazarfield indique que tous ces résultats sont faux et que l’étude avait montré strictement l’inverse. de conclure par la phrase déjà citée sur l’évidence.
Il faut aussi noter que les gens ne font pas forcément la différence entre vérifications empiriques et conjectures liées à un modèle théorique. Puisque c’est une théorie (courbe de Kuznet, courbe de Laffer, etc.), c’est juste. Comme, nous avons, par notre statut, une autorité de fait dans le débat ce que l’on dit est forcément juste. Je pense que nous devons nous méfier de nos propres opinions et nous devons apprendre à penser de manière indépendante et confrontant les modèles aux données empiriques. Finalement, nous devons apprendre à procéder avec une démarche scientifique. Or l’économie traverse précisément une crise épistémologique car nos modèles sont largement imparfaits.
J’essaie toujours d’être relativement objectif ne vous en déplaise
Il faut bien comprendre que l’économie est une discipline contre-intuitive. Les économistes conduisent des raisonnements à base de modèles et analysent ensuite ou conjointement des données. Les modèles aident l’économiste à forger des expériences de pensée souvent utiles. Cependant, l’arbitre d’un débat, c’est le test empirique. L’adéquation des données disponibles aux modèles et leur remise en cause éventuelle — Les progrès des traitements des données permettent aujourd’hui des avancées majeures dans la compréhension des mécanismes économiques. La recherche universitaire se fonde sur le double principe de la réfutation (une théorie doit pouvoir être vérifiée et contredite) et de l’ouverture (une théorie doit faire l’objet d’un consensus suffisamment large auprès des autres chercheurs). Ce dernier point pose problème lorsque la discipline organise l’hégémonie d’un modèle de pensée. Il est nécessaire d’avoir une information plurielle, didactique et compréhensible par le plus grand nombre pour permettre d’éclairer le débat et améliorer la prise de décision par les politiques. Les études récentes montrent que les bases scientifiques de la science économique sont en réalité très faibles et que cette discipline est avant tout politique. Une grande partie du discours, sous couvert de scientificité, n’est que le véhicule de la mise en place d’une violence symbolique et un instrument pour écarter le profane trop curieux. Certes on peut tout dire avec des chiffres mais une démarche scientifique permet d’éviter les pièges les plus grossiers.
Pourquoi je souscris à l’analyse d’alternative économique ?
Les données disponibles plaident pour l’idée que la réduction du temps de travail a créé des emplois. Avec les graphiques fournis et le raisonnement fourni, le magazine respecte les critères de contestabilité et de réfutation de l’économie. Par exemple avec ce passage:
» Un des arguments les plus utilisés pour relativiser cet impact positif des 35 heures sur l’emploi entre 1997 et 2002 c’est : « oui, mais il y avait de la croissance partout à l’époque. » C’est vrai, sauf qu’il y a quand même eu, en proportion, deux fois plus d’emplois créés en France sur cette période qu’au Royaume-Uni, qu’en Allemagne et même qu’aux Etats-Unis. Sans parler du Japon, bien sûr. »
Le reste de l’article respecte les standards de la réfutation en économie et il est préférable de lire avant de commenter.
Pourquoi le moment est bien choisi pour relancer le débat ?
Récemment, l’hypothèse d’Alvin Hansen d’une stagnation séculaire dans les pays avancés a été relancée, entre autres, par Larry Summers et Robert Gordon, qui ont identifié un certain nombre de faiblesses du côté de la demande ou de côté de l’offre de l’économie D’une part, l’excès d’épargne exercerait une pression à la baisse sur le taux d’intérêt, ce qui rendrait le rendement sur le capital futur plutôt faible et limiterait donc la demande future et l’investissement. Aussi l’excès d’épargne pourrait-il devenir permanent. D’autre part, la récente vague d’innovations technologiques ne serait pas du niveau de celle intervenue au début du XXe siècle, notamment avec la diffusion de l’électricité et des sanitaires qui ont concouru à la hausse de la productivité et du niveau de vie.
Toutes les révolutions techniques du passé – l’électricité, l’automobile… – avaient un effet sur la croissance. C’est globalement faux aujourd’hui. Daniel Cohen nous rappelle que Robert Gordon nous promet un stagnation séculaire car plusieurs vents contraires pénalisent la croissance. D’une part la démographie est moins favorable. Le vieillissement de la population modifie la consommation et la réduit et il modifie aussi la structure de la population active. D’autre part le revenu disponible s’érode. L’austérité et la disparition de l’état providence contracte les revenus et donc la demande. Ensuite les performances éducatives plafonnent. Par ailleurs les inégalités se creusent comme l’indique notamment Piketty.
Enfin nous pourrions ajouter les contraintes environnementales et de ressources à travers le «Peak everything» qui contraindra notre croissance. Selon une étude publiée l’an dernier par Gaël Giraud avec Zeynep Kahraman, une grande partie de la croissance observée découle de l’apport de l’énergie à partir du 20ème siècle. L’énergie abondante expliquerait près de 60 % de la croissance alors que le capital pourtant fortement rémunéré pour cela ne correspond qu’à 10 % de la croissance. En effet toute transformation de matière, de vitesse de chaleur ou de composition moléculaire nécessite de l’énergie. Notre monde est donc grandement gouverné par l’énergie. Comme celle-ci et les matières premières (voir L’âge des Low tech de Bihouix) vont être contraintes, il va falloir revoir nos modes de productions. A cela s’ajoute la contrainte climatique qui voudrait que nous laissions dans le sol une grande partie de l’énergie encore disponible. Pour l’instant nos économies se tournent vers les services.
Il donc possible que l’économie internationale se démondialise. Or, l’économie de service creuse les inégalités. Fortes rémunérations peu nombreuses dans les services sophistiqués —informatique– et nombreuses faibles rémunérations dans le service peu qualifié —tourisme, service à la personne— qui freine la consommation des ménages et la croissance.
La relation gain de productivité emploi
Dans le modèle actuel la croissance est nécessaire à la création d’emploi à cause de la loi d’Okun. C’est une relation empirique qui indique qu’il faut que la croissance soit supérieure à l’augmentation de la population et au gain de productivité pour créer des emplois. Elle se situerait autour de 1,2 % aujourd’hui. Analysons l’effet du progrès technique sur l’emploi.
L’effet direct du progrès technique est de réduire l’emploi. C’est évident pour les nouvelles méthodes de production, généralement introduites explicitement dans ce but. Les nouvelles techniques se traduisent donc par des gains de productivité.
Dans le même temps, le progrès technique est source de croissance, car les gains de productivité libèrent du pouvoir d’achat. Celui-ci est donc indirectement source de créations d’emplois. Mais les créations compensent-elles les destructions ? Tout dépend de l’évolution de la demande. Les gains de productivité peuvent être utilisés de quatre façons possibles : pour réduire la durée du travail, pour réduire le prix de vente des biens, pour augmenter les salaires ou pour augmenter les profits. Le partage entre ces quatre solutions dépend des choix collectifs et des rapports de force existant dans la société.
Explorer la piste de la réduction du temps de travail à l’heure où les marges sont reconstituées et au moment où la rémunération du capital est élevée ne me semble pas incongrue. Il en va du compromis social.