L’avenir du travail et des emplois de nos enfants nous inquiète. Nos peurs ont nom : ubérisation et robotisation. Nous consacrerons un article ultérieur à la question des « robots tueurs d’emploi». L’ « Ubérisation » désigne un bouleversement du travail , lié au développement foudroyant des « plateformes numériques » de mise en relation directe des acheteurs et des vendeurs. La multinationale Uber en est l’archétype avec ses filiales VTC (voitures de transports avec chauffeurs) et de covoiturage (UberPop , interdite en France depuis 2015). Cette innovation créée-t-elle de la valeur et de l’emploi ? Annonce-t-elle la fin du salariat protégé par le Code du travail, remplacé par auto-entreprenariat, pauvre et précaire ?
La révolution des plateformes Biface
Amazon (distribution) , Airbnb (logement) , Bablacar (covoiturage), Drivy et Wingly (partage de voitures, d’avions) , Visa ou American Express (paiement par carte ), le Google le californien ou Qwant la niçoise (moteurs de recherche) , Linux, Windows, ou Android ( système d’exploitation) , Sony ou ApplePlay (jeux ) …. autant d’entreprises apparues avec le révolution numérique , qui ont déjà transformé notre quotidien. Leur point commun ? Ce sont des « plateforme biface », que Jean Tirole définit comme des gestionnaires d’applications numériques qui mettent en contact direct un utilisateur (le passager d’un covoiturage) avec un prestataire (le chauffeur) ou qui facilitent l’échange. La plateforme a comme clients à la fois le fournisseur du service et le client final. Un peu comme le marché traditionnel d’antan qui réunissait producteur et client. La géolocalisation, la gestion des données et les scores (notation réciproque du client et du vendeur) facilitent l’efficacité du service et l’unification des prix.
En positif : création nette de valeur et d’emplois
Ces plateformes sont de véritables innovations offrant nouveau service à moindre prix. Elles participent au processus de « destruction créatrice » décrit en 1912 par Joseph Schumpeter : « remplacement continuel des éléments périmés de l’économie par des éléments neufs ». Pour le covoiturage, on trouve des trajets à 4 euros entre Albi et Toulouse à l’heure de son choix. Une souplesse nouvelle. L’économiste l’analyse comme l’optimisation de l’utilisation du capital : vous avez 3 places de libres dans votre voiture, une chambre inoccupée dans votre appartement, vous les partagez moyennant une participation aux frais. Certes, cela pourra entraîner réduction du chiffre d’affaires hôtelier ou la diminution des emplois des taxis. Mais le bilan net semble positif : la filière VTC serait à elle seule responsable du quart des emplois nouveaux en Ile de France, de 15 % pour la France, occupés pour près 50 % par des jeunes sans diplôme, au chômage ou issus des quartiers défavorisés. Le VTC est un ascenseur social ! La baisse des prix élargit la clientèle du transport. Enfin s’il va à l’encontre des transports collectifs les moins polluants son bilan écologique n’est pas que négatif : le covoiturage et le VTC réduirait l’usage de l’automobile personnelle de 20 %.
Colères de chauffeurs, dérégulation et précarité
Toute innovation fabrique des mécontents et comporte des risques : manifestations récentes des chauffeurs de taxi contre les VTC ; des VTC contre leur employeur Uber pour le maintien à 20 % de la commission. VTC contre les mesures de régulation de la loi Grandguillaume (29.12.16 obligeant les chauffeurs VTC à passer un examen à la Chambre des métiers). Le modèle économique du chauffeur de VTC est fragile : 1600 euros nets pour 60 heures de travail mais seulement 500 € nets pour 40 heures : on peut se demander si le modèle salarial ne serait pas préférable, car hormis la liberté d’emploi du temps très relative (sanction au bout de deux refus de courses), et la possibilité de cumul d’activités, l’autonomie d’un VTC est restreinte : tarif fixé, notation et radiation possible à tout moment. La colère des taxis est tout aussi justifiée. Ils ont acheté cher une licence dont le prix s’effondre. Il y a là une erreur historique des pouvoirs publics qui ont laissé faire la revente des licences attribuées initialement en nombre réduit (le même nombre qu’en 1930 !).
Une révolution « disruptive »
Pour le philosophe Bernard Stiegler dans son dernier livre « Dans la disruption, comment ne pas devenir fous ? » Ed. Les Liens qui libèrent, la disruption désigne un changement radical qui va plus vite que toute volonté, aussi bien individuelle que collective Elle est « un phénomène d’accélération de l’innovation qui est à la base de la stratégie développée dans la Silicon Valley : il s’agit d’aller plus vite que les sociétés pour leur imposer des modèles qui détruisent les structures sociales et rendent la puissance publique impuissante ». Or l’économie numérique apparaît disruptive car toutes les positions concurrentielles et les régulations en vigueur sont remises en cause en un temps très court. Cela provoque un sentiment de perte de repères et l’idée que tout le travail va être détruit. La disruption, ne laisse pas le temps au corps social de s’adapter à la nouvelle donne.
Légiférer sans interdire
Nous est-il possible de garder les aspects bénéfiques de la révolution des plateformes tout en contrant les aspects négatifs et en redonnant du sens au travail ? Dans l’immédiat, le principal problème du travail « ubérisé » est celui de la « zone grise » intermédiaire entre l’économie de partage à bon lucratif (ex Wikipédia, Linux ) et les plateformes qui offrent juste un complément de revenus. Selon Marc Cenedèse, juriste, « l’ubérisation sauvage enterre le Code du travail… et elle l’enterre vivant ! ». Une course de vitesse est engagée entre le modèle économique d’Uber – « vraie-fausse » économie de partage – et la préservation de notre modèle social. D’urgence, il faut adapter le statut d’auto-entrepreneurs : engager la responsabilité de la plateforme en cas de « radiation » d’accidents et de maladies liées au travail. Il est du devoir de la représentation nationale s’y atteler.
Christian Branthomme et Loïc Steffan