L’oubli du point d’interrogation n’en est pas un. Le mettre obligerait à répondre de manière définitive et à figer des critères qui sont probablement évolutifs.
Ce travail reprend en se l’appropriant les travaux de Frédérique Leichter-Flack dans le livre « qui vivra qui mourra : quand on ne peut sauver tout le monde ». J’ai trouvé ce livre intéressant, car il amène à opérer des questionnements qui nous mettent mal à l’aise. Et c’est précisément ce malaise qui nous permet de nous interroger sur nos valeurs et sur ce qui nous anime. L’intérêt du livre est aussi qu’il puise dans la littérature des exemples intéressants qui nous interrogent.
Le concept de collapsologie se répand dans les milieux intellectuels et de nombreuses personnes sont maintenant familières du concept. On assiste a des discours dangereux et darwiniens qu’il faut savoir rejeter et décrypter. J’ai relu un diaporama qui fait le point sur les connaissances disponibles. Les conséquences probables de ce phénomène sur l’économie, sur notre modèle de société, sont de mieux en mieux comprises et connues. Exagérées parfois. Souvent même. Pour toutes ces raisons, le « Big collapse » n’est plus uniquement considéré comme un exercice de pensée. Jonathon Porritt estime que la date du collapsus général serait plutôt plus proche de 2020 que de 2030. Personnellement je ne me risquerai à aucuns pronostics. Disons 2050 pour se laisser le temps de réfléchir. Mais je pense que c’est une erreur de vouloir fixer une date. Le pire n’est jamais certain et ne doit pas l’être.
Cependant, les conséquences de cette hypothèse doit nous inciter à réfléchir à des critères d’action. De manière apaisée. Pour réfléchir à cette question nous allons maintenant parler d’éthique mais aussi d’éthique d’urgence et de gestion de crise. La gestion de crise fait l’objet d’un corpus de recherche assez important. C’est l’ensemble des modes d’organisation, des techniques et des moyens qui permettent à une organisation de se préparer et de faire face à la survenance d’une crise, puis de tirer les enseignements de l’événement pour améliorer la résilience des structures. Pour être plus efficace aussi.
L’origine de cette réflexion
Dernièrement, j’ai traduit sous forme de draft un article espagnol qui évoquait un effondrement possible de l’Algérie. l’article débutait par la crainte d’un envahissement de l’Espagne. Cette vision m’a profondément gêné. Notamment la réflexion sur l’humanitarisme de courte vue. En effet, le présupposé éthique ne faisait pas l’objet d’une délibération consciente. Et me semblait clairement raciste. Je me suis alors questionné sur l’éthique ou les éthiques sous-jacentes. Sur le système de valeur en somme.
Une éthique ou des éthiques ?
On distingue généralement plusieurs éthiques. On peut considérer que le point commun de ce type de réflexion est bien illustré par le dilemme du Tramway ou celui du sacrifice pour les voitures autonomes.
Voici les principales familles de réflexion.
La première, éthique délibérative est celle que nous connaissons le mieux. Elle a pour but de nous doter collectivement de valeurs, de moyens pour arbitrer des situations et améliorer la situation au bénéfice de tous. Elle devrait être la seule si tout allait bien. Mais elle ne tient pas toujours compte des limitations des ressources ou d’événements exceptionnels comme des ouragans ou des séismes. Dans ce type de situation les ressources se font rares.
La deuxième, éthique d’urgence, nécessite d’arbitrer rapidement des dilemmes moraux. C’est très dur de décider qui doit vivre ou mourir. Cette éthique de la responsabilité nécessite une efficacité maximale et des règles pour ne pas se laisser déborder par l’émotion et l’arbitraire.
Vient ensuite, l’éthique de survie qui est la troisième. Les lifeboat ethics sont presque une discipline à part en philosophie morale. Dans ces situations presque plus de règles. Seul compte la survie. Si possible du plus grand nombre. Quitte à sacrifier des individus. On est déjà à la frontière du dicible. On n’en sort pas indemne.
Pour finir, la quatrième regroupe l’éthique de la guerre. On choisit délibérément de tuer des adversaires. Mais de la façon la plus civilisée possible. Il existe une dernière catégorie qui pousse celle-ci à son paroxysme. Les supreme emergency ethics sont le point culminant de ce genre de réflexion. Il s’agit d’accepter de sacrifier des innocents, d’avoir recours à des armes interdites ou de transgresser sciemment les dernières règles en considérant que le résultat vaut le coup. Au risque de perdre son humanité.
A chaque fois une lancinante question. Qui décide ? Quels critères ? Quel est le processus qui mène à ces comportements.
Commençons par une histoire
Primo Levi nous raconte dans Si c’est un homme la façon dont il a vécu les derniers jours du camp d’Auschwitz. En janvier 1945, les Allemands évacuaient le camp sous la pression des Soviétiques. Les valides furent emmenés de force et les malades laissés à une mort presque certaine. Avec d’autres détenus, l’auteur fut reclus pour scarlatine dans le bâtiment des maladies infectieuses. Barricadés, avec un poêle à disposition et quelques pommes de terre gelées, la neige qui fournit l’eau potable, ils organisent la survie pour les dix personnes de leur baraque. Les maigres ressources vitales permettront à ces quelques vies de s’entre-sauver au milieu de l’apocalypse générale mais elles seront impossibles à partager au-delà de ce cercle restreint de solidarité : des centaines d’autres fantômes humains seront laissés à la porte de ce refuge et mourrrons. Pouvait-il en être autrement ? Certains jugent très sévèrement l’attitude de Primo Levi, même dans ces circonstances hors-norme. Primo Levi répond : « Bien sûr, nous avons censuré et supprimé le fait que nous ne donnions pas d’eau à tout le monde. Cependant, nous avons essayé de sauver la vie de dix hommes, et nous y sommes parvenus, au moins en partie. Nous ne pouvions pas en sauver quatre cents, mais peut-être pouvions-nous en sauver dix. Et nous avons fait de notre mieux étant donné les circonstances, malgré le fait que nous étions tous deux très malades. […] C’était mieux de tenter avec réalisme de sauver dix personnes, que de ne parvenir à sauver personne ».
Sans même la justification de notre propre survie, nous avons pourtant une attitude analogue quand nous fermons nos portes et détournons nos regards face à la détresse du monde.
Aujourd’hui même, une famine (la pire depuis la fin de la seconde guerre mondiale) sévit en Afrique alors que nous aurions les moyens de régler la situation.
Par ailleurs, les lifeboats ethics étudient les situations de survie en univers rationné. Lorsque le canot est plein (disons dix personnes), doit-on tendre la main à ceux qui veulent monter à bord et feraient chavirer l’esquif ou, au contraire, doit-on accepter de les condamner à une mort certaine afin de sauver ceux qui avaient pu prendre place à bord ? Existe-t-il des cas ou des critères qui nous permettent d’approfondir ce type de réflexion qui ne manqueront de se faire jour en cas d’effondrement sévère ? Quelques cas comme ceux du Venezuela ou les comportements manifestés dans la suite de l’ouragan Katrina nous intiment de pousser plus loin la réflexion. « Qui doit vivre quand tout le monde ne peut pas vivre ? La question est toujours un piège. Reste à savoir si on peut l’éviter » (Liechter-Flack, Qui vivra qui mourra p. 49).
Il ne faut pas non plus tout voir en noir. Dans son livre A Paradise Built in Hell, Rebecca Solnit montre que des communautés peuvent créer une extraordinaire solidarité dans ces moments tragiques. La violence n’est pas systématiquement le résultat des catastrophes. A partir de cinq exemples (l’ouragan Katrina, des tremblements de terre à San Francisco et à Mexico, l’explosion d’un navire au Canada, et le 11 septembre 2001) elle démontre que l’humanité reprend le dessus. Les gens se serrent les coudes, partagent ce qu’ils ont, soignent les victimes, et dans de nombreux cas, trouvent même de nouvelles sources de joie dans leur vie quotidienne.
Les comportements que nous observerons seront à chaque fois compris entre ces deux pôles extrêmes. Une extrême humanité, une extrême barbarie. Pensez les bornes, permet d’appréhender le spectre des réponses possibles face à de tels événements.
Fixer des priorités
Nous savons qu’en cas de rationnement, il y a 3 priorités. L’alimentation, l’énergie et la sécurité – pour éviter les comportements déviants et la guerre de tous contre tous. Il faut aussi une discipline collective. J’ai vécu une évacuation d’urgence de 15 000 scouts à cause d’un orage très violent en 2015 à Strasbourg. Les secours furent impressionnés par la discipline collective (seulement 15 blessés légers), et nous dirent que les conséquences auraient été bien pires dans n’importe quel festival de taille équivalente. Cependant, une telle discipline (ici positive) peut aussi provoquer un effacement des libertés individuelles et être la marque de régimes très verticaux. Dans ce genre de cas de figure, il faut des protocoles et des critères de gestion de la situation qui soient acceptés par le plus grand nombre. Nous pouvons les construire et les réfléchir en amont. Cela peut concerner l’accès aux soins, aux ressources, à un toit ou à d’autres biens de base. Il faut cependant considérer ces éléments comme des exercices de pensée. De toute façon, pris dans l’émotion de la situation, il n’est pas sûr que nous sachions réagir de manière correcte.
Illustrons maintenant le mode de raisonnement de la gestion de crise
Effectuons maintenant un petit exercice de réflexion en situation de crise tiré de Éthique, déontologie et urgence collective de Frédérique Leichter-Flack.
« Au pic d’une crise pandémique, le service des soins intensifs de l’hôpital X est débordé. Cinq patients gravement atteints arrivent en même temps : un lycéen de 15 ans, un cuisinier de 34 ans, père de trois enfants, immigré, un officier de police de 23 ans, célibataire sans enfants, une infirmière de 58 ans, mariée et mère d’enfants adultes, contaminée dans le cadre de ses fonctions, et une retraitée de 78 ans, mariée à un homme atteint d’un Alzheimer avancé dont elle est le seul soutien. Admis en soins intensifs, les cinq auraient des chances de survie similaires ; refusés, ils mourraient.
Première question : deux lits se libèrent. Comment le personnel de l’hôpital devrait-il décider à qui attribuer les lits ? Pourquoi ? Deuxième question : trouvez-vous raisonnable que le personnel hospitalier puisse prendre des décisions en temps réel sur qui doit être soigné en fonction de l’âge des patients ou de leur rôle dans la société ? Pourquoi ? Troisième question : imaginez que la pandémie est terminée et voici ce qu’il est advenu des patients, s’ils ont été admis en soins intensifs. Le lycéen de 15 ans a développé une infection et est mort trois semaines après son admission ; le cuisinier immigré de 34 ans a entièrement récupéré après un mois d’hospitalisation ; le policier de 23 ans a guéri aussi, mais, six mois plus tard, il a été tué en mission ; l’infirmière de 58 ans s’en est sortie, mais a dû rester très longtemps hospitalisée, et quand elle a enfin été en mesure de reprendre son travail, la pandémie était terminée ; la retraitée de 78 ans a dû passer un mois en soins intensifs, mais elle a récupéré et a vécu finalement jusqu’à l’âge de 89 ans. Maintenant que vous connaissez la suite, est-ce que cela change votre sentiment des priorités ? Referiez-vous les mêmes choix ? »
Nous voyons bien que nos réponses dépendent de critères subjectifs et que la réponse peut changer si nous connaissons la suite de l’histoire. Parfois, les critères ne sont pas prévus et délibérés en amont. « Les femmes et les enfants d’abord ! », phrase célèbre du Titanic, n’est pas toujours de mise. Nous allons potentiellement vivre des situations qui généreront des dilemmes dans l’attribution des ressources rares. La façon dont les dilemmes seront tranchés ne sera pas toujours très glorieuse et pourra générer des conflits. Il y a deux ans, des migrants jetèrent par-dessus bord des passagers car ils étaient chrétiens. En 1841, le William Brown faisait naufrage et le canot est trop chargé pour les 32 naufragés et les 9 hommes d’équipage. Le capitaine décida de sacrifier les hommes célibataires. Etait-ce raisonnable ? D’autres fois, la lâcheté va encore plus loin. Le capitaine du Costa Concordia quitta le premier son navire. Tout comme celui du Sewol au large de la Corée du Sud. Nous jugeons sévèrement ces gens et, pourtant, sommes-nous bien meilleurs ? Les inégalités sont importantes dans nos sociétés. Il n’est pas rare de voir les personnes les plus favorisées, avec des responsabilités, adopter l’attitude de ces deux capitaines. Pour le Concordia, il n’y avait même pas de risque imminent de mort pour lui-même.
L’organisation et la gestion des règles
Nous allons utiliser l’exemple de la médecine, domaine dans lequel ce genre de questions sont débattues. Dans le domaine médical, il existe des lignes directrices d’éthique médicale spécifiques aux situations de catastrophe. Même imparfaites, elles sont sans doute le meilleur rempart contre le risque d’injustice inhérent à une gestion de l’urgence par l’émotion, l’influence ou l’arbitraire : quand on ne peut sauver tout le monde, il faut des règles, connues de tous, admises par tous et applicables partout, afin de décider qui sauver en priorité quand l’état d’exception est déclaré.
Cependant le rationnement entraîne des problèmes spécifiques. D’une part, les professionnels n’ont pas la même perception que le grand public. À la suite de Weber, ils distinguent l’éthique de la conviction de l’éthique de la responsabilité. Cette dernière étudie les conséquences des actions entreprises alors que la première repose sur des valeurs. Il devient alors nécessaire de gérer le décalage d’évaluation de la situation entre les spécialistes et le public afin de tenir compte des perceptions publiques qui conditionnent la qualité des comportements.
Ce qui nous mène à la question de la définition d’une crise. À quel « niveau de catastrophe » doit-on être tombé pour que les nouvelles pratiques soient considérées comme moralement acceptables ou, en d’autres termes, comment éviter un recours abusif à ce concept ? Si je suis au nombre des sacrifiés, comment réagirai-je ?
On peut aussi se demander s’il faut assumer un tel débat démocratique et ce que la société gagnera ou perdra à produire ouvertement un tel débat ? Nous pouvons déjà dire que le premier enjeu est l’acceptabilité sociale. Régler collectivement ce type d’enjeu implique de considérer les adultes comme des acteurs responsables. Le partage de la préparation éthique à l’effondrement suppose un double mouvement. Une analyse descendante (top down) des experts vers le grand public et un retour ascendant (bottom up) pour établir une confiance mutuelle. Cependant cette réflexion pose le problème de la capacité psychologique et morale à accepter le risque d’être au nombre des sacrifiés. Les public engagement mis en place aux États-Unis, notamment après le cyclone Katrina, illustrent cette volonté de préparer les populations à ce type d’éventualité.
Anticiper et se préparer semble nécessaire pour mieux réagir en cas de survenance de la crise. Le gestionnaire de risque doit donc analyser, évaluer et hiérarchiser les risques principaux, les enchaînements possibles de causes et conséquences, et leur trouver des parades, des moyens d’adaptation et de restauration de la situation normale. On sait par exemple, qu’une journée en service de soin intensif « consomme » 5000 kwh d’énergie. Si elle vient à manquer, il faudra arbitrer. Il y a bien sûr d’autres consommations énergétiques inutiles qui peuvent être sacrifiées en amont. Avant de sacrifier des gens. Mais dans nos sociétés d’abondance, on n’imagine même pas que ce genre de choix puisse exister.
Les étapes de la gestion de crise
La démarche d’analyse de risque commence par l’identification des objectifs principaux. En ce qui a trait à un effondrement, nous pouvons envisager la capacité à maintenir les structures institutionnelles, à nourrir la population et à faire perdurer le système de santé et la solidarité. L’étape suivante est l’évaluation du couple probabilité d’occurrence / gravité potentielle. Toutes les réflexions sur le pic des ressources, le climat et les limites de nos écosystèmes participent de cette prise de conscience. Une fois les risques classés par ordre décroissant, il sera nécessaire de chercher les leviers d’action permettant d’y parer. Cette recherche sera menée en analysant les différentes relations de cause à effet pouvant amener à la réalisation du risque. Ceci nécessite de disposer de moyens et outils de veille et d’évaluation, et donc de prévisions et, si possible, de prévention. Des moyens partagés et une approche collaborative permettent d’en diminuer les coûts. Peut-on avoir une délibération consciente et éclairée sur ces questions ? Je n’en sais rien. Mais y réfléchir peut sembler intéressant.
L’éthique à proprement parler
Nous avons beaucoup parlé de dystopies et de gestion de crises exceptionnelles. Ce n’est pas l’éthique classique qui cherche à établir les règles du plus grand bien. Aujourd’hui un critère de justice sociale communément admis depuis la théorie de Rawls est le voile d’ignorance. Il faut que toutes les places dans la société soient ouvertes et accessibles à tous, mais aussi que la situation la plus défavorisée soit une situation que nous acceptons pour nous-mêmes si un voile d’ignorance nous empêchait de connaître par avance notre place dans la société. Nous voyons qu’aujourd’hui nous sommes loin du compte. Quant au niveau international, même si de formidables progrès ont été accomplis depuis des décennies pour l’alphabétisation, l’accès à l’eau et aux biens de base ou la mortalité infantile, le poème Mélancholia de Victor Hugo reste d’une cruelle actualité.
Une réflexion contemporaine assez aboutie est celle de Martha Nussbaum (à la suite d’Amartya Sen). Elle définit les « capabilités » comme l’ensemble des possibilités accessibles à une personne, que celles-ci soient réalisées ou pas. Dans cette approche, les potentialités, l’éducation et le futur sont aussi importants que la logique des besoins immédiats de Maslow ou même Rosenberg. L’avenir de la personne n’est pas écrit et elle peut construire sa vie.
Voici la liste non exhaustive soumise à délibération dans le livre :
- La vie. De pouvoir vivre sa vie jusqu’à la fin d’une vie d’une durée normale …
- La santé du corps.
- L’intégrité corporelle.
- Sens, imagination et pensée. De pouvoir user de ses sens, de pouvoir imaginer, penser et raisonner – et de pouvoir faire tout cela d’une « façon humaine », informée et éduquée … en rapport avec des expériences et des productions religieuses, littéraires, musicales, etc., protégé par une garantie de liberté d’expression…
- Émotions. Attachement à des choses et des personnes ; amour pour ceux qui nous aiment et nous entourent et nous soignent … Le droit à un développement émotionnel dénué de peur et d’angoisse …
- Raison pratique. La possibilité de concevoir une conception du bien et d’engager une réflexion critique sur sa propre vie (avec protection de la liberté de conscience et de la liberté religieuse).
- Affiliation– La possibilité de vivre avec d’autres …, de reconnaître et de montrer de l’empathie pour les autres êtres humains. (La protection de cette capabilité implique la protection d’institutions qui offrent et développent ces formes d’affiliation …)– Le droit d’avoir une base sociale de respect de soi et une protection contre l’humiliation ; le droit d’être traité comme être digne dont la valeur est la même comme celle de tous les autres. Non-discrimination sur la base de la race, du genre, des orientations sexuelles, l’appartenance ethnique, la caste, la religion, l’origine nationale.
- Autres espèces. Le droit de vivre avec respect pour et en relation avec des animaux et des plantes, et l’ensemble du monde de la nature.
- La possibilité de rire, de jouer, d’avoir du plaisir et de se réjouir d’activités de loisir.
- Le contrôle sur son propre environnement.Politique.
– La participation aux choix politiques, la protection de la liberté d’expression et d’association.
– Matériel. Avoir de la propriété et avoir des droits propres sur une base d’égalité avec les autres ; avoir un emploi respectant l’être humain …
Cette conception ouverte permet à chaque collectivité humaine de réfléchir à sa propre organisation afin d’atteindre ces objectifs.
Qui vivra, qui mourra
Développons une réflexion sur un livre éponyme de Frédérique Leicher-Flack. La radicalité des exemples nous oblige à réfléchir. À partir de nombreux exemples tirés aussi bien de la littérature que de la fiction, et en passant par la philosophie, la casuistique ou le Talmud, cette universitaire nous met face aux «choix de l’ombre» que nous pourrions avoir à faire. Devrons-nous faire le « choix de Sophie » de Styron ? Situation tragique le jour de son arrivée à Auschwitz quand un médecin sadique lui fait choisir entre ses deux enfants celui qui sera immédiatement gazé. Devant la menace qu’on lui prenne ses deux enfants en l’absence de choix, paniquée par la situation, elle désigne sa fille de sept ans au profit de son jeune fils. Parvenir à survivre là où tous les autres ont péri plonge le survivant dans une expérience douloureuse. Le complexe du survivant désigne cette culpabilité diffuse de porter le poids d’un choix moral impossible. Répondre de manière théorique au dilemme du tramway est une chose. Le vivre en est une autre. La providence ne peut être évoquée, sauf à élaborer une théodicée au détriment des morts. Le rescapé d’un attentat qui se sent coupable d’avoir survécu sait bien que la mort des uns et la survie des autres sont deux faits indépendants.
En fait, il faut replacer le questionnement éthique à l’intérieur d’une dynamique narrative. Faire appel au récit, plutôt qu’à l’arbitrage rationnel, marchand ou politique, met en valeur les affects et les raisonnements des personnes impliquées comme ceux des observateurs de la situation. Les souvenirs, les souffrances, les passions, les désirs ou les regrets retrouvent leur place à l’intérieur même du questionnement éthique, et se mêlent inextricablement aux intérêts personnels et aux construits sociaux, culturels et politiques venant hiérarchiser, en cas de besoin, les vies à sauver. Le problème éthique ne devient donc plus tant un agencement de différentes données moralement contradictoires, mais bien plutôt le fil diachronique d’un récit que l’urgence, le tragique, le jeu, la justice ou l’humanité viennent construire.
Les Morituri
Frédérique Leicher-Flack désigne par ce terme, la variable d’ajustement des sacrifiés. Ceux qu’on a trié et mis de côté pour les destiner à la mort. Dans Soleil vert, film de science-fiction, New-York qui est devenue une mégapole de 44 millions d’habitants. Il règne en permanence une température élevée, soit plus de 30 °c. L’eau est rare. La faune et la flore ont quasiment disparu. La nourriture issue de l’agriculture également. La plupart des habitants n’ont pas les moyens d’acheter des aliments naturels, et mangent du soylent green. Il est fabriqué avec les cadavres des personnes âgées, qu’on envoie au Foyer se faire euthanasier. Dans Imitation Game, le héros Turing décrypte les messages codés des Nazis mais décide de laisser un certains nombre de convois à une mort certaine pour que les allemands ne découvrent pas que leurs messages sont interceptés. Dans le film Snowpiercer on imagine un faux conflit pour tuer une partie de la population. Dans la série The 100, tous les indicateurs sont au rouge. L’oxygène manque. Il faut réduire la population. Le secteur 17 est sacrifié et la thèse de l’accident est mise en avant pour protéger le tabou. Uniquement de la fiction ? En 1996, la révolution des trithérapies est trop onéreuse. Le Conseil National du Sida propose un programme informatique avec tirage au sort pour désigner les bénéficiaires Heureusement, face au scandale suscité dans l’opinion, les laboratoires pharmaceutiques reverront les prix. Certains traitements ne sont pas prescrits faute de budget. Certaines décisions de préventions de risques naturels ne sont pas prises car trop onéreuses. Certaines décisions d’interdiction de production ou de modification de la législation, ne sont pas prises à cause du coût économique et en terme d’emplois. Les profits valent bien quelques morts et quelques sacrifiés. Le concept d’Homo sacer de Giorgio Agamben renvoie à une notion latine, qui faisait de certains individus réprouvés des sacrifiés, totalement privés de droit, à qui l’on pouvait tout faire. Dans «le Pouvoir souverain et la vie nue», Agamben transpose l’idée à l’époque contemporaine, où certains humains sont privés de droit. L’homo sacer des temps modernes, c’est l’interné en camp de concentration, objet de l’arbitraire et de l’état d’exception. Dans un chapitre fameux, Agamben fait du camp le paradigme de la modernité et en retrace l’apparition depuis les premiers camps d’internement à la fin du XIXe siècle. Depuis la publication de ce passage, les camps n’ont fait que se multiplier sur la planète. On déclenche des guerres pour du pétrole. La barbarie n’est pas si loin. En fait, elle est déjà là.
Pourquoi cette réflexion ?
Un effondrement implique de faire face à des comportements extraordinaires d’humanité (pensons aux justes de la seconde guerre mondiale) mais aussi à des comportements barbares, à des choix tragiques, à des situations où il n’est plus possible d’être moral. Hélas, il est envisageable que la barbarie revienne. Il faut cependant l’éviter. Nous prenons souvent en exemple l’horreur nazie. Aujourd’hui, elle prend parfois le visage de l’horreur islamiste. Camus, en 1946, à l’Université Columbia, raconte trois histoires dont en voici une. En Grèce, un officier allemand va exécuter trois frères. La mère implore sa pitié et il consent à en épargner un. Il la laisse choisir. Elle prend l’aîné qui est chargé de famille. Ce faisant, il la déshumanise. La mère a essayé de trouver un critère qui neutralise le plus possible l’impact psychologique de son choix. Dans Les jours de notre mort, David Rousset narre l’exemple d’un homme torturé qui livre ses camarades pour faire cesser le supplice de ses propres enfants. Dans 1984, Orwell achève le roman par le moment lors duquel le personnage principal, Winston Smith, choisit que le rat mange le visage de Julia plutôt que le sien. Son ennemi connaît sa peur la plus intime et détruit sa dernière parcelle d’humanité. Il renonce à tout ce qu’il est. Nous ne pouvons pas juger. Personne ne le peut. Tout ce que nous pouvons faire est de partager et d’éprouver la honte dans des situations où il n’était plus possible d’agir de manière humaine. Dans La nuit, Elie Wiesel raconte sa honte de n’être pas intervenu quand le kapo battait son père. Nous pouvons aussi citer la série Hatufim, adaptée sous le titre Homeland aux États-Unis. Toutes ces dystopies ont un point commun : elles nous proposent une réflexion essentielle : comme il est impossible de disserter sur l’aspect moral ou immoral de la conduite, il est nécessaire de parler de ces situations pour empêcher la naissance de situations où il est impossible d’être moral et qui, pour cette raison, se soustraient à toute réflexion sur le jugement moral. Or, un effondrement générera potentiellement ce type de situations. C’est précisément pour éviter cela qu’il faut essayer d’éviter un effondrement. Parce qu’il peut nous conduire sur des territoires que nous ne souhaitons pas.
Dans les démocraties libérales, toutes les vies se valent en théorie. Dans la réalité, la valeur de la vie de chacun dépend de sa position sociale. Les vies supposément équivalente ne se valent pas. De plus, nos relations sociales nous permettent d’accéder à des soins différenciés. La vie n’a pas de prix, mais la médecine a un coût et les soins sont déjà rationnés. Des médecins renoncent à des traitements pourtant disponibles pour des raisons budgétaires.
Dans l’horreur de la guerre, les gens usaient de leur position sociale, de protections, de manigances. La liste de Schindler ne doit pas cacher les tractations sordides pour en faire partie. Comme les intérêts sont propres à chacun, quel référentiel commun adopter ? Qui plus est, certaines situations sont particulièrement exceptionnelles. Le philosophe américain Michael Walzer développe l’idée de « supreme emergency ethics » (éthique de l’urgence suprême). Sous ce terme, il désigne les situations où la survie de la collectivité politique tout entière et de ses valeurs est en jeu : dans des cas très rares, il peut être nécessaire de transgresser les règles morales de la guerre et, par exemple, de négliger la présence de boucliers humains pour tirer quand même ou de bombarder sciemment des populations civiles. (Il narre l’exemple historique du bombardement des villes allemandes par les forces alliées en 1941.) Une telle éthique de la supreme emergency se négocie précisément entre deux positions aussi insuffisantes l’une que l’autre, la morale utilitariste d’une part (pour laquelle le critère est le plus grand bien pour le plus grand nombre, mais qui se croira toujours tout permis au regard de cet objectif), et la morale déontologique d’autre part (celle qui s’en tient à l’application des principes moraux – comme d’abord ne pas nuire – quelles qu’en soient les conséquences en termes de nombre de vies sauvées par exemple, mais qui, ce faisant, se refuse à penser « ce que cela signifie vraiment d’avoir le ciel qui nous tombe sur la tête ».
Cette analogie possible entre l’éthique militaire et l’éthique médicale sur le terrain de la supreme emergency mériterait d’être approfondie. Pourtant un point commun nous retiendra : si l’urgence collective exceptionnelle autorise et implique un certain nombre de transgressions nécessaires, à quoi reconnaît-on qu’on est vraiment en situation de supreme emergency ? Personnellement je ne le sais pas.
La concurrence entre critères est importante et il faut hiérarchiser les principes. L’égalité de principe de toutes les vies conduit au tirage au sort comme seule possibilité pour départager les individus. Est-ce juste pour autant ? Imaginons le cas de la grippe de 2009-2010. Après la décision de vacciner tout le monde, il faut déterminer l’ordre dans lequel les personnes seront vaccinées. Privilégier les groupes à risque est une manière de rétablir l’égalité des chances en compensant le risque accru de développer une pathologie sévère. Cependant plus le risque est sévère, plus le raisonnement se modifie, et plus on tient compte du pronostic différentiel au bénéfice des plus robustes.
Les conséquences sur l’effondrement
Nous aurons à mettre en place des délibérations collectives et expliquer la nécessité du tri si le collapse est sévère. Nous ne l’admettons pas mais le choix et le tri existent déjà. Les soins coûteux sont rationnés. Tout comme les droits sociaux. En univers contraint, la prise en charge de tel ou tel droit sous le lobbying de tel ou tel groupe organisé est toujours un arbitrage qui se fait au détriment d’un autre groupe social. Les réflexions sur le transhumanisme, au-delà de l’aspect transgressif de l’éthique commune, posent un problème insoluble de ressources. On veut «augmenter» 0.5 %, au mieux, de l’humanité alors que 800 millions de personnes souffrent de la faim dans le monde. Cela semble discutable.
Cependant, l’angélisme de la belle âme qui s’offusque qu’on ne donne pas à chaque victime tous les soins qui lui seraient nécessaires, ou aux individus toutes les ressources dont ils ont besoin, peut paraître d’autant plus injuste, et illégitime, aux yeux de spécialistes conscients de la gravité et de la complexité des contraintes situationnelles. Pourtant, malgré leur part de naïveté, ou peut-être justement à cause d’elle, en matière d’éthique, de déontologie et de gestion de l’urgence collective, les perceptions comptent. Sinon, les individus qui se sentiront lésés agiront de sorte à obtenir ce que la règle leur refuse.
Il n’y a pas qu’une seule vision de l’équité, de même qu’il n’y a pas qu’une seule morale. Selon les situations, selon l’évaluation fine et singularisée des contextes, selon la hiérarchie des valeurs de chacun, une morale plutôt utilitariste ou une morale plutôt déontologique emportera la préférence intuitive. Si chaque individu est capable de ce type de raisonnements et de choix intuitifs, solliciter la société dans son ensemble pour qu’elle se prononce implique qu’elle soit soudée. Que des valeurs soient partagées. Que les gens soient correctement informés. Que la délibération soit juste.
Chaque fois que nous dénonçons des dégradations de l’écosystème et que nous boycottons à bon compte une production, nous privons des individus de leur revenu. Quand nous souhaitons la fin d’une énergie sans être capables de trouver une alternative, nous dégradons les conditions d’existence d’individus. Quand nous choisissons de nous focaliser sur tel ou tel élément (la pollution, le climat, les réserves halieutiques, etc.), nous impactons d’autres groupes sociaux ou la capacité à traiter les autres problèmes. Les verrouillages socio-techniques et les intérêts en jeu rendent le changement complexe. Il n’en demeure pas moins nécessaire d’essayer de rationaliser. Au moins pour avoir le sentiment de maintenir une forme de justice.
La réflexion sur l’effondrement et les choix éthiques qu’il implique est difficile. C’est une réflexion nécessaire sur notre humanité, sur notre Ontologie. C’est une réflexion sur ce qu’il nécessaire de sauver non pas comme bien matériel mais comme valeurs pour affronter cet événement ou pour agir pour l’éviter.
Pour aller plus loin.
- Qui vivra, qui mourra, Frédérique Leichter-Flack, Albin Michel, 2015
- Éthique, déontologie et urgence collective, Frédérique Leichter-Flack, Urgence, 2012, chapitre 77
- Just War and the Supreme Emergency Exemption, Christopher Toner
- Questions éthiques en gestion de crise. Observations québécoises et défis égyptiens, Alaa-El-Din Awad, vol. 4, n° 2 | 2002 : Éthique préventive
- Capabilités, Martha Nussbaum, Climat, 2012
- Gestion de crise : https://fr.wikipedia.org/wiki/Gestion_de_crise
- Homo Sacer (9 volumes), Giorgio Agamben, Seuil, 2016
- A Paradise Built in Hell: The Extraordinary Communities that Arise in Disaster,
Rebecca Solnit, 2010, Penguin Books - Hope in the Dark, Rebecca Solnit, 2004, Nation books