Angus Deaton

ANGUS_DEATONAngus Deaton

 écrit avec Axel Pittet

Un profil atypique

Le prix de la Banque de Suède en hommage à Alfred Nobel, dit « prix Nobel d’économie » a récompensé cette année le professeur britannique de Princeton, Angus Deaton, pour ses travaux sur la consommation, la pauvreté et le bien-être. L’Académie fut très explicite sur son choix : « Pour établir une politique économique qui privilégie le bien-être et réduise la pauvreté, nous devons d’abord comprendre les choix de consommation des individus. Plus que tout autre, Angus Deaton a développé cette compréhension ».

Inclassable, ce chercheur d’origine écossaise développe une pensée proche de l’école néo-keynésienne de la demande avec des outils microéconomiques. Il est réputé pour ses nombreux travaux sur l’origine des inégalités et sur la pauvreté. Avant d’être un chercheur, Angus Deaton est un humaniste. Preuve de sa sagesse, à l’annonce du prix, un collègue dira de lui qu’il est l’Obi-Wan Kenobi de l’économie.

Les inégalités et la pauvreté au cœur de sa pensée

Son dernier ouvrage « The Great Escape : Health, Wealth and the Origin of Inequality » paru en 2013 (« La grande évasion : santé, richesse, et origine des inégalités »), s’intéresse aux questions de pauvreté et de répartition des richesses. Malgré les inégalités croissantes observées par Piketty, Il soutient l’idée que la pauvreté se réduit dans le monde. En cela, il est moins pessimiste que Piketty. Il est parfois inclassable. Il dénonce certaines erreurs de l’aide directe des pays riches envers les pays pauvres qu’il juge parfois inefficace et montre que les interactions entre phénomènes sont trop importantes pour tirer de grandes lois générales.

En utilisant l’image du jeu d’angry bird, il démontre que nous procédons par essai-erreur et que l’observation à hauteur d’homme est préférable.

 

il critique la pensée économique libérale : l’affirmation que le soutien à la croissance du PIB suffit pour faire sortir les plus pauvres de leur situation est selon lui fausse. Nous pensons qu’il a raison. Déjà, John Stuart Mill, économiste libéral du XIXe siècle, s’interrogeait sur les effets de la croissance. Il concluait finalement que la croissance n’est pas parvenue à améliorer significativement les conditions de vie des classes laborieuses. A ce titre, Deaton réhabilite le rôle de l’Etat pour améliorer le sort des plus modestes en sus de la croissance qui fournit la manne nécessaire à ce type d’action.

La reliance comme méthode

La grande force de la pensée de Deaton et de distinguer les idées tout en les reliant. Il faut disjoindre les idées ou concepts pour ne pas les confondre mais ne pas trop les séparer pour ne pas perdre le lien qui les unis. Le terme de Reliance nous vient de Morin. C’est une réflexion sur la complexité. Connaître, c’est être capable de distinguer, puis de relier ce qui a été distingué. La simplification du réel, en somme, commence là où la distinction devient disjonction et qu’elle ne permet plus de comprendre globalement.

 

Prenons un exemple. Nous savons que la croissance et développement doivent être distingués. En effet, le développement, au delà des grandeurs économiques, intègre la capacité des gens à mieux maîtriser leur destin, à mieux utiliser leurs potentialités (M Nussbaum et A. Sen parlent de « capabilités »), à mieux faire face aux malheurs de l’existence et aux défis de la nature (Etienne Helmer, « Epicure » ou l’économie du bonheur). Bref, à vivre une vie pleinement humaine et non celle d’un simple consommateur. La croissance seule n’implique pas forcément le développement. Une captation de la richesse nouvelle par une minorité au détriment de tous peut faire diverger croissance et développement. C’est parfois le cas dans les pays pauvres soumis à des régimes corrompus ou dans les pays riches qui voient les inégalités exploser. L’économie politique internationale, branche de l’économie peu connue en France montre ces enjeux de puissance et d’intérêts antagonistes (S. Strange, R. Gilpin, R Cox). Nous pourrions adjoindre les apports de la théorie des jeux. (J. Von Neumann; O. Morgenstern).

Le faits de disjoindre les faits pour les étudier peut provoquer des erreurs d’interprétations sur les résultats. Il développe un travail important sur les différents types de corrélation et les causalités.

Mieux mesurer pour comprendre. Comprendre pour agir.

Jusqu’aux années 2000, le secteur de l’aide au développement était dominé par des experts encourageant les gouvernements des pays en développement, à adopter les modèles occidentaux, supposément efficaces, en échange de fonds. Deaton porta un regard sévère sur ces modèles d’aide. Il pense que le rapport de dépendance n’incite pas les gouvernements à œuvrer pour plus d’efficacité ou à solliciter une solidarité entre membres du pays par un consentement à l’impôt. Proposition iconoclaste s’il en est, et qui trouve écho dans notre actualité : il nous suggère d’accueillir plus de migrants pour aider ces pays ou d’œuvrer sur des programmes de santé.

Mu par une très grande empathie pour ses semblables, Deaton a aussi cherché à comprendre les ressorts de la consommation des plus modestes pour comprendre les réalités de la pauvreté. Certains résultats sont déroutants mais ouvrent la voie pour des chercheurs comme A. Banerjee ou la française E. Duflo du MIT. Leur livre commun, « repenser la pauvreté« , bat en brèche certaines idées reçues et certains jugements moraux. Pourquoi acheter une télé quand on n’a pas assez à manger ? Pourquoi ne pas suivre des programmes de vaccination plutôt que de se ruiner dans des soins coûteux ? En s’appuyant sur une analyse très fine de données, ils montrent, qu’avec des aspirations initiales semblables et les mêmes capacités, les pauvres se retrouvent piégés dans une vie bien différente qui les coupent du reste de la société. Par exemple, il parait normal à la plupart des gens de vacciner leur enfants. lorsqu’on est très pauvre, le présent est si stressant qu’on ne parvient pas à se projeter dans le futur. Or la décision de vacciner un enfant repose sur une projection dans le futur. Il faut donc trouver un mécanisme pour aider un prise de décision qui aille dans le sens d’une amélioration dans le cas présent de la santé. Les travaux de tous ces chercheurs montrent que les échecs peuvent être surmontés si on comprend les mécanismes. La lutte contre la pauvreté pourra être gagnée mais avec de la patience, une réflexion minutieuse et la volonté d’apprendre des résultats obtenus.Surtout au prix d’une révision complète de notre système de penser qui tend à réduit la pauvreté à des destins choisis…

D’autres chercheurs comme A. Sen ont montré le rôle des asymétries d’information qui empêche l’information de circuler et provoquent des famines alors que la nourriture était disponible. Sen y ajoute la notion « d’entitlement » qu’il définissait comme les différents moyens dont dispose un individu pour se procurer de la nourriture.

D’autres mécanismes jouent. Le gaspillage notamment. W. Easterly montre que l’aide ne tiendrait pas compte des comportements individuels. D’autres, comme Amartya Sen, considèrent que le soutien doit prioritairement être orienté vers l’éducation et la santé, des domaines indispensables si l’on veut fournir aux populations les bases de l’autonomie. Esther Duflo s’emploie donc à réconcilier toutes les approches et propose, pour ce faire, de promouvoir la démarche de l’expérimentation sociale et le jeu d’essai-erreur doublé d’une méthodologie rigoureuse. Elle consiste à proposer un dispositif innovant à un échantillon de la population-cible puis à comparer les résultats obtenus par rapport à ceux qui n’ont pas bénéficié de l’innovation sociale. En matière d’éducation ou de santé, elle permet de souligner que la plupart des difficultés rencontrées pour améliorer le sort des plus mal lotis n’ont rien à voir avec l’importance de l’aide distribuée mais à un mauvais choix de solutions. Cela permet de rapidement déterminer les programmes les plus efficaces.

 

Peut-on mesurer le bien-être

           La soif de justice et la rigueur d’Angus Deaton l’amènent à des conclusions qui dérangent parfois. Il expliquait récemment au quotidien britannique Financial Times que « personne ne savait où placer le seuil de pauvreté » mais que ce choix est politique. Il soulignait dans la foulée que : « la révision à la hausse ou à la baisse de ce seuil exercera une grande influence sur les politiques publiques et sur les flux d’aide mondiaux et, in fine, sur le bien-être des populations ». C’est grâce aux travaux de Deaton que l’on sait par exemple maintenant que le taux de pauvreté dans le monde chutera sous la barre des 10 % cette année. D’ailleurs, l’économiste est membre d’une commission mandatée par la Banque Mondiale pour rendre un rapport, en avril 2016, sur les moyens de mieux mesurer la pauvreté dans le monde. Il argue aussi que l’argent faisait le bonheur jusqu’à environ 4900 euros par mois. Tout ce qui dépasse cette somme n’améliore par le « bien être » ressenti par les individus et l’on peut envisager de redistribuer vers le bas.

La seule évidence est qu’il n’y a pas d’évidence

           Les travaux de Deaton ont suscité le sarcasme de certains commentateurs comme Onfray : « Mettre en relation consommation et variation de revenus, ça mérite un Nobel ! » C’est un jugement hâtif. Ce n’est pas sans rappeler l’étude de Lazarfeld dans « the american soldier« . Cette étude sur 600 000 soldats aurait donné des résultats « évidents » comme le fait par exemple que les gens issus de la campagne supportait mieux la vie militaire (ils sont habitués à la vie des champs), que les intellectuels étaient psychologiquement plus instables (on sait l’esprit torturé des personnes intelligentes) ou encore que les gens étaient plus désireux de rentrer chez en temps de guerre qu’après l’armistice (on ne peut pas blâmer les gens de ne pas vouloir se faire tuer) . Pourtant, après les avoir énoncés, Lazarfield indique que ces résultats sont tous faux et que l’étude avait montré strictement l’inverse. Il conclue que la seule évidence est qu’il n’y a pas d’évidence. Savoir réellement ce qui se passe est un acte de modestie nécessaire à la science économique qui permet de sortir de l’idéologie. Selon Maurice Allais, prix Nobel d’économie en 1988, il ne faut accepter ni les vérités d’évidence, ni les illusions dangereuses.

 

Des pistes pour tous les secteurs de l’économie et pour l’action publique au service de l’homme

Le regard sur le monde d’Angus Deaton le pousse à suivre de près la crise actuelle des migrants. Elle « est le résultat des siècles de développement économique inégal, et la part du monde qui a été laissée en arrière veut une meilleure vie, ce qui entraîne une forte pression sur les frontières entre le monde des riches et celui des pauvres ».  » La réduction de la pauvreté résoudrait le problème, mais pas à court terme « . Toutes ses analyses permettent de remettre les solidarités au cœur de la démarche économique. Polanyi avait montré dans « La grande transformation » que jusqu’au 19ème siècle, l’économie était encastrée socialement. Cette réflexion permet de comprendre les solidarités locales et le lien avec le reste du monde. On assiste à l’envahissement par  la sphère marchande des  autres sphères de la vie en commun, jusqu’à la  relation marchande dans le marché de la rencontre amoureuse. Pour la France, nous devrons savoir penser notre identité et notre vivre ensemble dans les communautés locales en nous liant avec le reste du monde. L’objectif est capital : comprendre notre identité pour savoir accueillir des populations migrantes avec des cultures différentes.

Pour en revenir aux inégalités, l’économiste américain S. Kuznets pensait que la croissance économique contribuait à augmenter les inégalités sociales dans une première phase mais que par la suite, elle créait les conditions d’un progrès social continu. Un optimisme démenti par les faits depuis vingt ans, n’en déplaise à ceux qui pensent, comme le président George Bush que la croissance n’est pas le problème mais la solution.

Les inégalités et les injustices grandissantes démontrent l’incapacité du capitalisme à s’imposer comme un système universel qui répond aux besoins fondamentaux de tous. La crise n’est qu’un avant-goût de ce qui pourrait continuer de se produire à grande échelle : privatiser les profits, et socialiser les pertes ; détruire les liens sociaux. On parle des panes désormais chroniques de la croissance mais ceux sont les 30 glorieuses qui furent une exception. Ces supposés accidents sont une chance pour réfléchir. Parce que le risque existe. Une telle crise économique, sociale et politique pourrait servir de moteur pour forcer la société à s’organiser différemment. Pour une révolution et une économie à hauteur d’hommes. Pour un avenir qui nous soit commun.

Dans l’expérience communautaire de l’Arche, Lanza del Vasto posait déjà les prémisses d’une société plus humaine. Des travaux comme ceux de Pablo Servigne dans « Petit traité de résilience locale » donne des pistes d’une économie à taille humaine. Les travaux de Deaton ou de Duflo légitiment ces approches pragmatiques puisque l’expérimentation puis l’évaluation est de mise selon eux.

Friedrich Von Hayek estimait que le prix dit « Nobel » d’économie accordait peut être trop d’autorité provisoire à celui qui le possède ». Nous pouvons penser que Deaton utilisera sa notoriété à bon escient.